Rattrapage post-covid, choc inflationniste et incertitudes géopolitiques ont provoqué un nombre record de défaillances d’entreprises en 2024, qui se poursuit début 2025, selon les dernières statistiques publiées par Altares. Si toutes les entreprises en procédures collectives ne finissent pas en plan de cession, des centaines sont à la recherche de repreneurs pour ne pas disparaître corps et biens. « Le plan de cession est le dernier recours pour le dirigeant d’une entreprise en difficultés, mais malgré l’appropriation en hausse des outils de prévention, beaucoup de dossiers arrivent au tribunal dans un stade trop dégradé pour faire l’objet d’un redressement judiciaire », souligne Éric Étienne-Martin, administrateur judiciaire co-fondateur du cabinet AJ UP et président de l’association Prévention & Retournement. Pour des sociétés en bonne santé à l’affût de cibles de croissance externe, ce vivier d’actifs « bradés » par les tribunaux de commerce peut s’avérer alléchant. Car le principal intérêt d’une reprise en plan de cession est la possibilité offerte aux candidats de faire leur marché et de définir le périmètre de reprise des actifs, des contrats ou des effectifs.
Des périmètres ajustés
Ce détourage est particulièrement utile pour des acquéreurs du même secteur qui peuvent s’offrir des briques d’activité complémentaires et synergétiques avec leurs propres expertises sans devoir se délester a posteriori des doublons ou des pans d’activité structurellement déficitaires. Ainsi, le spécialiste vosgien de la construction bois et de l’enveloppe du bâtiment Morlot, qui affichait 80 M de revenus en 2023, a été repris à la barre du tribunal de Dijon en avril dernier par le pôle bâtiment de NGE qui conserve 110 salariés parmi les 200 du périmètre de reprise et l’équivalent de 27 M€ de chiffre d’affaires annuel pour les projets en cours. Pour sa première opération de distressed M&A, le numéro quatre tricolore du BTP s’est ainsi voulu prudent et sélectif dans les chantiers qu’il compte poursuivre en ne retenant que le tiers de l’activité historique et la moitié des effectifs. Cette prudence est notamment justifiée par la nécessité de reconquérir la confiance des sous-traitants et fournisseurs de l’entreprise ébranlés par l’impact de la procédure collective. Dans un tout autre secteur, le numéro un français de l’information réglementée Labrador Transparency, aux 45 M€ de revenus, a repris en février dernier, l’agence de communication spécialisée dans l’organisation des AG Momentys à la barre du tribunal des activités économiques de Paris pour compléter son champ d’intervention aux événements liés à l’information financière. L’agence, qui n’était pas suffisamment digitalisée, n’a pas réussi à remonter la pente après la crise sanitaire et a dû se placer en redressement judiciaire en décembre dernier. Labrador Transparency a repris la moitié des effectifs, soit 5 collaborateurs de Momentys, et un périmètre d’activité réduit à environ 1,5 million de chiffre d’affaires, par rapport aux 4 millions engrangés avant la crise.
Exit le mythe de l’euro symbolique
Cette sélectivité est de mieux en mieux perçue par les tribunaux de commerce historiquement portés sur les offres les mieux-disantes socialement. Pour minimiser le risque de dossiers boomerang, ils essaient de faire le tri entre les attitudes opportunistes de vautours en quête d’une proie facile, et les porteurs de véritables projets permettant la pérennité du périmètre repris. Exit donc le mythe de la reprise à l’euro symbolique, le tribunal de commerce passe au crible les offres à la fois sur le volet social et le volet financier pour assurer un maximum d’apurement du passif de l’entreprise cédée. « Le prix de cession est souvent inférieur à la valeur des actifs mais il permet d’économiser le coût du passif social pour tous les salariés repris dont l’entreprise n’aura pas à supporter le coût des indemnités de licenciement », souligne Éric Étienne Martin. Et même si le rachat des actifs se fait souvent pour une bouchée de pain, le tribunal s’assure que le repreneur dispose d’une surface financière suffisante pour assurer le fonds de roulement et les investissements parfois importants nécessaires à la restructuration. Ainsi, pour la reprise en mai dernier du spécialiste alsacien des équipements de maintenance des chemins de fer Geismar, qui accusait 15 M de pertes pour 120 M€ de revenus en 2024, le tribunal de Nanterre a opté pour un consortium mené par Sandton Capital Partners, allié à Verdoso, qui sauvegarde 85 % des emplois et s’engage à mettre entre 20 et 25 M€ de new money dans le retournement de l’industriel. Cette offre a été préférée aux candidatures du groupe Cahors, une ETI spécialisée dans la fabrication de transformateurs électriques, et celle du fonds de retournement britannique Greybull, car considérée comme la mieux-disante financièrement, socialement et présentant le projet industriel le plus crédible.
Le risque de la coquille vide
Les délais des procédures judiciaires étant très restreints, une reprise à la barre ne permet pas de mener ses due diligences comme pour un process de M&A classique. Dès lors, il faut savoir être à la fois réactif et précautionneux pour bien évaluer la valeur des actifs à reprendre et l’impact de la procédure collective sur l’ensemble de l’écosystème de l’entreprise. Car le risque majeur est de se retrouver avec une coquille vide dont les clients ont déjà fui, et qui aurait perdu ses fournisseurs stratégiques et ses salariés clés. La connaissance du secteur, voire un lien antérieur avec les dirigeants de l’entreprise à reprendre, peuvent faire la différence dans ce genre de situation. Ce fut le cas par exemple du fabricant azuréen de luminaires d’intérieur Aluminor qui a repris en février à la barre du tribunal de commerce de Lyon l’entreprise rhodanienne spécialisée dans les abat-jour Luzeva. « Nos deux entreprises font partie du même syndicat professionnel des abat-jour et nous nous sommes déjà retrouvés en concurrence sur des appels d’offres pour l’hôtellerie notamment, témoigne Richard Barbett, le patron d’Aluminor. Quand Luzeva s’est retrouvé en RJ, puis en plan de cession, son dirigeant nous en a informé directement, en considérant que nous étions le candidat le plus légitime en raison de nos valeurs communes et nos complémentarités de gammes ». Il faut dire que sur un marché du luminaire moyenne gamme dans lequel subsistent peu d’acteurs français, les rares survivants se connaissent. Pour un montant de 120 000 €, Aluminor a repris les actifs de l’entreprise, 7 salariés qui représentent 70 % de l’effectif et une partie de son passif social. « L’acquisition de Luzeva nous permet d’internaliser la fabrication d’abat-jour », explique le dirigeant d’Aluminor, qui a fait prendre un virage au spécialiste de luminaires en relocalisant près de 45 % de sa fabrication en France, contre seulement 10 % à son rachat en 2018. À l’affut d’acquisitions complémentaires, l’entrepreneur avait déjà réalisé une première opération de croissance externe en 2024 en délestant le groupe Corep Lightning du distributeur de luminaires spécialisé dans l’aménagement de bureaux ADM Light. « Entre une croissance externe classique et une reprise à la barre, la temporalité pour la prise de décision est radicalement différente. Tout se fait en mode accéléré et nous n’avons pas eu le temps de peser chaque paramètre comme pour un dossier in bonis », confie Richard Barbett, qui a dû ainsi établir des critères de reprise de salariés « à l’aveugle » en privilégiant les postes de production nécessaire à la continuité de la fabrication.
Course contre la montre
« Le facteur temps est un paramètre essentiel dans les plans de cession. Le délai entre la date de publication de l’appel d’offre et la date limite de dépôt des offres est en général de trois semaines », pointe Éric Étienne-Martin, qui utilise les canaux digitaux et réseaux sociaux pour toucher un maximum de repreneurs potentiels, en France et à l’international. Les dirigeants qui manifestent un intérêt auprès de l’administrateur judiciaire pourront, après avoir signé un engagement de confidentialité, avoir accès à la data room. Mais il ne faut pas s’attendre à un dossier détaillé décortiquant les raisons qui ont mené l’entreprise à la cessation de paiement. Il faudra souvent composer avec des informations incomplètes. Dans cette course contre la montre, une expérience déjà avérée dans le redressement d’entreprises en difficultés peut être d’un précieux secours. C’est le cas de Cyril Jollivet qui, après avoir racheté in bonis le fabricant agenais de placards Optimum fin 2024, a repris dans la foulée deux entreprises iséroises à la barre du tribunal de Lyon en mars dernier. Mais avant le rachat du numéro deux français des placards et ses 50 M€ de chiffre d’affaires, le dirigeant avait déjà redressé deux entreprises en difficulté dans le secteur agro-alimentaire, puis les avait cédées en 2023 avec une belle plus-value. Une expérience dans le retournement d’entreprise qui l’a outillé pour reprendre à la barre ces deux sociétés sœurs, Smis Portes et Mercier Bois Industry, totalisant 10 M€ de chiffre d’affaires pour compléter son offre avec la fabrication de portes intérieures. Si le rachat d’un fabricant de portes faisait partie de la stratégie de développement de Cyril Jollivet dès la reprise d’Optimum, il ne pensait pas la concrétiser aussi rapidement. En M&A comme ailleurs, c’est parfois l’occasion qui fait le larron.