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M&A 2022-2023 :
 mode d’emploi à l’usage des dirigeants

Qu’elle soit géopolitique ou économique et financière, l’incertitude prévaut aujourd’hui dans le monde des affaires. Toutefois, le ralentissement de l’activité sur le marché des fusions et acquisitions demeure faible. Comment l’expliquer ? Quelles sont les stratégies impérieuses des entreprises les poussant à l’acquisition ? Quels sont les niveaux de valorisation des actifs ? Quel est le poids de l’ESG ? À quoi doit-on s’attendre dans les prochains mois ?

 

ETATS DES LIEUX DU MARCHE

Jeremy Scemama : La sortie de la pandémie a été une période assez exceptionnelle sur le plan de l’activité transactionnelle. Le marché du M&A s’est montré très dynamique, tant du point de vue du nombre de transactions signées que de leur valeur. Il s’explique sans doute par un effet rattrapage car la crise du Covid a suspendu un certain nombre d’opérations. Elles ont ensuite repris et d’autres se sont ajoutées avec le redémarrage de l’activité. Le premier semestre 2022 a été très actif, aussi bien dans l’environnement LBO que dans celui des fusions-acquisitions. Ce dynamisme s’est maintenu jusqu’à l’été dernier mais, depuis la rentrée de septembre, le marché semble ralentir et les perspectives sont moins positives. J’anticipe un début d’année 2023 un peu plus difficile, mais il y aura sans aucun doute des opportunités pour les corporates car certaines sociétés devront se séparer de quelques actifs, d’autres groupes seront contraints de se positionner dans de nouveaux secteurs ou des zones géographiques.

Stéphane Huten : Le marché est surtout porté par le niveau important de liquidités chez les fonds et les corporates. Bien sûr l’environnement de marché se complexifie du fait de la dette qui est plus difficile à trouver. Mais certains acteurs en profitent pour se renforcer, comme les fonds à impact. Tout comme les deals à consonance green ou décarbonante. Les secteurs de la tech et de la santé restent également résilients.

Roland Montfort : Je constate pour ma part une activité soutenue que ce soit des fonds ou des corporates dans la zone EMEA. Le deal flow entre la France et le UK est particulièrement dynamique, et c’était encore le cas très récemment, y compris pour nos clients, donc nous parlons de marchés matures et très compétitifs. L’appétit des investisseurs étrangers pour la France reste fort. La France demeure un pays attractif car il y a de nombreuses pépites qui intéressent les investisseurs étrangers. Je crois donc que l’on peut encore s’attendre à de belles années à venir. De ce point de vue le Brexit a plutôt été un facteur facilitant. Mais nos champions français sont très actifs hors de nos frontières.

Jeremy Scemama : L’activité est en effet actuellement portée par des investisseurs internationaux, notamment américains, qui témoignent d’une réelle volonté de se positionner en Europe, particulièrement en France et en Grande-Bretagne. En revanche les investissements venant d’Asie sont totalement à l’arrêt. Les confinements successifs ont considérablement impacté leurs ambitions de développement et la politique du président chinois vise clairement à contrôler tous les investissements réalisés à l’étranger.

Roland Montfort : J’apporte néanmoins un bémol sur le Japon, qui investit considérablement dans les secteurs énergétiques et infrastructures. J’observe qu’un certain nombre de ces opérations prennent la forme de joint-venture, notamment avec nos champions français du secteur comme Engie ou EDF.

Le développement des joint-ventures à l’étranger

Jonathan Marsh : Chez TotalEnergies, nous entamons une transition importante visant à l’abandon, d’ici une vingtaine d’années, du secteur pétrolier pour investir massivement dans l’éolien et le solaire. Nous mettons en place des joint-ventures, essentiellement à l’étranger, car les pays dans lesquels nous investissons sont assez exotiques : l’Inde, ou le Brésil. Nous avons besoin de passer par des acteurs locaux pour bien comprendre la réglementation et les process propres à ces pays. Par exemple, en Inde, nous avons signé plusieurs joint-ventures avec le groupe Adani, visant à développer des fermes solaires, dont une dédiée à la production d’hydrogène vert. Les États-Unis sont également un très grand marché que nous regardons avec intérêt.

Jeremy Scemama : Ce passage par la joint-venture, qui est en réalité une sorte de période de fiançailles, a-t-il vocation à se transformer en acquisition à 100 % ?

Jonathan Marsh : Je pense qu’il y a un intérêt à rester lier avec des acteurs locaux, pour des raisons essentiellement de politique et de connaissance du marché. Sans oublier la question de partage des risques. Ce sont en outre des projets qui impliquent de mobiliser beaucoup de financements. Autant loger la dette dans des JV où nous sommes minoritaires. Le rendement attendu de ces deals est d’environ 10 %, alors qu’un bon projet pétrolier peut atteindre deux ou trois fois ce niveau. Il faut donc que ces opérations portent une certaine dette.

Denis Jacquet : S’agissant des JV, il est possible d’en conclure en Inde, mais pas en Chine. Les exemples de Peugeot et de General Motors ont été instructifs. Une fois que les Chinois ont acquis le savoir-faire, leur seul objectif est de faire partir l’étranger.

Un marché européen compliqué mais source d’opportunités

Stéphane Huten : Alors que le marché était totalement plain vanilla en 2021, aujourd’hui on voit un retour des acteurs capables d’agir dans un environnement plus complexe. Je pense par exemple aux deals de spin off, difficiles à monter mais qui peuvent constituer des opportunités exceptionnelles pour des acquéreurs qui savent faire des opérations plus travaillées.

Roland Montfort : Nous observons aussi des opérations de réorganisation de grande envergure, prélude à des cessions d’actifs. Il s’agit là d’opérations particulièrement complexes, faisant appel à de multiples compétences du côté du client et exigeant des conseils externes non seulement une grande capacité technique, mais également un haut degré d’agilité, de mobilisation et de maîtrise organisationnelle (core central team, process, réseaux…). Ce type de dossier s’étale aussi sur une période relativement longue : de 12 à 24 mois.

Denis Jacquet : Le monde des affaires est devenu assez darwinien. Auparavant, seuls les plus agiles s’en sortaient en période de crise. Désormais ce sont les plus agiles, mais aussi les plus gros qui se consolident en se renforçant lorsque le marché est bon marché. Pendant le Covid, les valeurs technologiques ont atteint des valorisations folles et ces acteurs sont restés en dehors du marché. Les entreprises traditionnelles qui ont besoin d’accélérer leur digitalisation vont aujourd’hui s’y intéresser, donnant lieu une expansion assez forte de ce secteur.

Personnellement, je crois que l’Europe est déclinante – c’est bien pourquoi je l’ai quittée – et je suis persuadé que seuls les grands groupes resteront. Automatiquement, les grands acteurs vont tous chercher à grossir jusqu’à ce que les autorités de concurrence viennent les empêcher de passer à l’étape d’après. C’est bien l’hérésie de ces 30 dernières années en Europe : on reproche aux groupes européens d’être trop gros, mais on oublie de leur dire qu’ils ne sont qu’une goutte d’eau à l’échelle mondiale.

Jonathan Marsh : J’ai été très frappé par cette fusion ratée entre Siemens et Alstom. L’objectif était de créer un géant européen, capable de faire concurrence aux groupes chinois qui sont massivement subventionnés, de façon opaque et en contradiction avec les accords de l’OMC. Sur le plan strict du droit de la concurrence, on peut comprendre qu’une telle opération soit refusée. Mais il faudrait peut-être penser à donner un droit de veto à un ministère des finances européen visant à autoriser ce type d’opérations lorsqu’elles font du sens sur le plan de la compétitivité. La meilleure façon de résister à des investissements venant de l’étranger qui ne sont pas souhaités c’est d’avoir des groupes forts. L’histoire s’est répétée en France sur le deal M6-TF1. Bien sûr, dans une vision traditionnelle de la concurrence, leur fusion leur donnait une part du marché publicitaire de 70 %. Mais ce n’est pas la vision du business de demain. L’avenir est au streaming et ces groupes doivent avoir les moyens de contrer la concurrence de Netflix et d’Amazon.

Denis Jacquet : Il n’y a pas de croissance à prévoir en Europe pour les années à venir. L’avenir est ailleurs. Les acteurs vont devoir se développer là où il y a des consommateurs à servir et qui sont capables de passer à l’étape d’après. Je pense à l’Inde, à l’Afrique bientôt et, demain, à la Chine. Les Chinois ne raisonnent pas à moins de 5 à 10 ans, donc les confinements leur importent peu à l’échelle de leur temps de réflexion. Ils visent le long terme. Si le pouvoir freine un certain nombre de process internationaux, c’est parce qu’il a d’abord pour ambition d’investir dans les villes de petite et moyenne tailles. Nous au contraire, on crée des métropoles qui aspirent toute l’activité.

Jeremy Scemama : Aujourd’hui le terrain est résolument international et c’est le sens de l’histoire. L’Asie est un continent incroyable et extrêmement dynamique. Je rappelle qu’en 2002 la Chine avait investi 1 md$ en Europe, juste avant le Covid le niveau d’investissement avait atteint 120 mds ! C’est une progression colossale.

Roland Montfort : Il convient de rajouter le besoin de transformation périodique, sinon constant, des entreprises et la transformation crée des opportunités. La transformation digitale est un peu derrière nous, place à la transformation fondamentale des business models, notamment des grands groupes français. Total entend sortir davantage du fossile. Renault scinde son activité électrique avec Amperre, sans parler d’Atos. Ce mouvement est porté par des activistes, mais pas seulement. La course à l’hydrogène vert s’inscrit également dans cette optique.

Jeremy Scemama : Bien sûr, il ne faut pas sous-estimer les freins à la croissance européenne. Ils sont réglementaires d’abord, avec le rôle porté par les autorités de régulation, mais aussi au niveau du contrôle des investissements étrangers. Or je crois que ces freins peuvent aussi constituer des opportunités car l’antitrust peut impliquer des cessions d’actifs, des carve-out. On sait aussi que certaines opérations doivent se faire avec des acteurs étrangers mais qu’une partie de l’activité ne pourra pas être rachetée en raison de ces contrôles sur les investissements extérieurs. Je pense notamment à un deal du secteur de la cybersécurité qui est sur le marché. Les dirigeants qui souhaitent faire de la croissance externe doivent donc continuer à être agiles.

Roland Montfort : La politique de Bercy en matière de réglementation des investissements étrangers est une donnée fondamentale. Les dernières réformes ont gagné en transparence et en sécurité juridique même s’il demeure souvent un aléa dans l’interprétation de certains secteurs sensibles dont parfois seul Bercy détient la clé (hors cas évidents). Il est vrai que la liste de ces secteurs s’est considérablement étoffée (infrastructures, transport, énergie, sécurité alimentaire), mais c’est une tendance assez généralisée. La complexité, avec l’anti-trust ou en cas d’opérations multi-pays, peut-être assez forte.

Jonathan Marsh : Les sous-marins nucléaires ne relevaient pas de secteurs sensibles manifestement !

Jeremy Scemama : Il est très difficile en effet d’apprécier ces textes sur les secteurs sensibles. On navigue un peu à vue. Il n’existe pas non plus de processus permettant d’obtenir un avis sur une base informelle.

Stéphane Huten : Les entreprises de toute taille ont l’énergie pour aller au bout des contraintes réglementaires que vous évoquez. Elles s’entourent des bons conseils et elles se lancent. C’est tout de même une attitude très positive.

Denis Jacquet : La France et l’Europe restent des marchés attractifs pour le M&A car ils sont dotés de belles pépites. Mais il convient de savoir si elles sont dans le camp des acquéreurs ou des cibles. Dans l’univers du numérique, la seule possibilité pour les pépites françaises de devenir des acteurs mondiaux a été de partir Outre-Atlantique.

Stéphane Huten : J’espère que la génération de nos enfants aura accès à un vrai marché européen car, en pratique, ce n’est pas encore le cas. En France, les entreprises adressent d’abord le marché français, avec une histoire qui est avant tout hexagonale. Elles se déploient ensuite en Allemagne, en Italie et au fur et à mesure elles vont plus loin. Les fondateurs des entreprises innovantes en Europe nous disent souvent qu’ils se font rattraper par des groupes américains qui vont bien plus vite en matière de développement. Le jour où ces entreprises françaises adresseront directement et naturellement le marché européen, elles lèveront des montants bien supérieurs. C’est pourquoi j’estime qu’il faut constituer un vrai marché européen intégré.

Denis Jacquet : J’ai détenu pendant longtemps une entreprise spécialisée dans l’e-learning. La France comptait 200 000 acteurs sur ce marché, tous de moins de 10 M€ de chiffre d’affaires. Un jour, les Britanniques se sont intéressés à ce marché et ont tout racheté pour structurer de grands groupes de formation. Bien sûr, ils ont alimenté le marché du M&A, mais nous sommes tous passés sous contrôle des étrangers. Mais est-ce que c’est important tant que l’activité et les salariés sont dans l’hexagone ? Le véritable impact, c’est que nous ne sommes plus maîtres de notre destin économiquement. Il y a donc une activité M&A, mais reste à savoir par qui elle est menée.

Les niveaux de valorisation des entreprises

Stéphane Huten : Nous constatons une petite baisse du volume des transactions. Je l’explique par le fait que le vendeur n’ayant pas obtenu le prix qu’il avait escompté pour son actif, retire le bien du marché ou attend. Le marché est en train de s’ajuster durablement avec une pression sur les prix et les multiples. Il y a une forme d’analogie avec le marché immobilier. Mais la force de la place française, c’est que les corporates sont un peu moins court-termistes que la moyenne et peuvent choisir de garder leur actif en portefeuille un peu plus longtemps.

Jeremy Scemama : Si l’on voit un petit tassement des prix, je le juge pour le moment assez léger. Le marché du M&A avait atteint, dans certains secteurs comme celui des nouvelles technologies ou de la santé, des multiples très élevés. Je trouve donc que ce tassement est assez sain. Plutôt que de vendre à bas prix, les vendeurs choisissent souvent de ralentir le process. Donc l’impact sur les multiples est finalement assez faible.

Roland Montfort : Les deals sont en effet un peu retardés, car les vendeurs attendent le bon prix. Le niveau de valorisation est de plus en plus un critère décisif qui semble écraser les autres considérations, comme les risques identifiés au cours des due diligences. Un prix plus élevé est généralement préemptif et de nature à accélérer le process, sous réserve de due diligence confirmatoire tout de même.

Jeremy Scemama : Les valorisations se maintiennent aujourd’hui parce qu’il y a toujours des acheteurs. Ils sont néanmoins de différentes natures et c’est pourquoi le vendeur doit faire preuve d’agilité et identifier ceux qui sont capables d’être intéressés par l’actif et prêts à en payer le prix. On voit par exemple de plus en plus de fonds infra qui jouent un rôle important, dans une logique d’investissement à long terme. Je ne crois donc pas à une logique persistante de chute des prix, car la croissance demeure soutenue dès lors que l’on raisonne sur le marché international.

Jonathan Marsh : Dans le secteur des renouvelables, les prix sont véritablement excessifs. Il devient impossible d’acheter aujourd’hui un pure player du renouvelable. C’est pourquoi nous procédons par croissance organique, ou joint-venture.

Roland Montfort : Je constate une tendance à une certaine indexation du prix sur des critères RSE.

Le poids des critères ESG dans les investissements

Jonathan Marsh : Pour mener notre transition, le groupe TotalEnergies vend progressivement les actifs qui produisent du gaz à effet de serre. Il avait investi massivement, au début des années 2000, au Canada parce que l’équipe pensait que l’exploitation minière promettait du cashflow à l’infini. Mais c’est bien là où nous détectons le plus de nos émissions de gaz à effet de serre, et ces actifs sont aujourd’hui incompatibles avec nos objectifs Net zéro à horizon 2050. Sauf qu’ils sont quasiment invendables et nous procédons donc par spin-off pour faire don de l’actif à ses salariés. Nous vendons également progressivement les actifs oil & gas qui ont un point mort élevé.

Jeremy Scemama : Qui sont les acheteurs dans une telle hypothèse ?

Jonathan Marsh : Ce sont soit des fonds d’investissement, soit des indépendants comme Perenco.

Stéphane Huten : Ce sont des gros tickets tout de même.

Denis Jacquet : TotalEnergies va devenir plus propre mais ses actifs « sales » seront récupérés par quelqu’un.

Jonathan Marsh : L’année dernière, lors d’une négociation pour la vente d’un de nos actifs, l’acquéreur fonds d’investissement a fait demi-tour au dernier moment en nous expliquant que son conseil d’administration avait décidé de ne plus investir dans les énergies fossiles. C’est inquiétant, nous risquons de rester avec des actifs invendables sur le marché.

Jeremy Scemama : C’est une tendance très forte aujourd’hui. Lorsque les fonds organisent leur levée, les questions de RSE font partie des critères d’investissement. C’est encore plus le cas pour les fonds de fonds, ou encore les fonds de pension qui sont très contraints par les règles ESG.

Stéphane Huten : Ce phénomène créera des opportunités pour d’autres : les family offices, ou les sociétés d’investissement qui gèrent leur propre argent qui n’ont pas ces contraintes. Ils mettront donc la main sur ce type d’actifs qui ne sont pas chers. J’ajoute que certains fonds développent des thèses de décarbonation. Ils disent pouvoir acquérir des actifs non vertueux et non ESG pour les accompagner dans une phase de décarbonation. Je trouve l’idée intéressante, elle change du fonds d’impact dont le marché demeure très étroit.

Roland Montfort : La vague RSE/ESG est en effet très globale. Concomitamment à une cession, un grand groupe français vient de réorganiser son crédit syndiqué en l’indexant sur des critères de développement durable, ce qui permet de réduire le coût de l’endettement en cas d’atteinte de milestones de durabilité préalablement définis. Cet exemple de green loan (aux côtés des green bonds que nous voyons aussi beaucoup) confirme la tendance de fonds, outre l’émergence de nouveaux acteurs et de nouvelles opportunités comme rappelées par mes confrères.

L’avenir du marché

Jeremy Scemama : Les levées de fonds ont été extrêmement importantes durant les 18 derniers mois. Ils bénéficient d’une certaine durée pour investir ces liquidités. Et même si pour l’instant il y a un peu d’instabilité macro, ils devront un moment passer à l’action.

Stéphane Huten : Ce sera sans doute un marché favorable pour les acteurs qui sont amateurs de capital long : les family offices notamment.

Denis Jacquet : Il est intéressant de noter que plus les groupes deviennent importants, plus ils se sclérosent et moins ils innovent par peur de prendre des risques. Leur solution : acheter des sociétés innovantes. Dans ce mouvement de concentration mondiale, il y aura certaines opportunités à saisir pour le marché du M&A.

Jeremy Scemama : La création du corporate venture a été une véritable innovation. Les grands groupes ont tous fait ce constat que leur modernisation passerait par des acquisitions ciblées de petites sociétés innovantes. Avec comme défi de ne pas les scléroser, elles aussi, en les intégrant. Il faut leur laisser de la souplesse et de l’agilité.

Denis Jacquet : Les grands patrons d’industrie ont comme une sorte de bulle de connaissances, ils s’entourent de gens qui leur ressemblent, qui vont dans leur sens. Mais ils réalisent à un certain moment qu’ils n’innovent plus. Ils doivent rencontrer des gens neufs, s’inspirer des bonnes pratiques et des innovations des autres.

Roland Montfort : Il ne faut pas négliger de nouveaux facteurs de risques qui orientent le marché européen, qu’ils soient géopolitiques (la guerre en Russie), sanitaires (Covid et accélération de la transformation de certains business models), climatiques/environnementaux ou liés aux campagnes menées sur les réseaux sociaux (name and shame, anti-greenwashing etc.), déclencheurs d’opérations de cessions. J’observe également un développement en France des offres d’assurances de garanties de passif avec une multiplication de couvertures et d’acteurs, y compris pour des risques connus.

Jeremy Scemama : Ces nouveaux risques surviennent aussi parce qu’il y a des acteurs de natures différentes qui se rencontrent. Auparavant, les fonds négociaient avec des fonds, les corporates restaient entre eux, souvent dans un monde régional. Aujourd’hui, tous ces acteurs échangent naturellement. Quand on conseille un corporate américain qui veut acquérir une cible française détenue par un fonds d’investissement, le seul moyen de convaincre tout le monde c’est de souscrire une assurance de garantie d’actif et de passif. C’est un outil très puissant qui permet de rapprocher les mondes.

Roland Montfort : Généralement, ces assurances viennent coiffer un jeu de déclarations et garanties, même réduites aux fondamentales, émise par les vendeurs.

Stéphane Huten : Il y a même des assurances synthétiques. C’est en réalité l’assurance qui donne le jeu de déclarations et garanties. On fait un jeu de déclarations basiques qui n’est même pas revu par le vendeur. C’est marginal sur le marché français mais l’on perçoit une vraie tendance de marché, à l’image de ce qu’est devenue l’assurance de GAP.

Jeremy Scemama : On voit également revenir les clauses d’earn out dans les deals.

Stéphane Huten : Celui qui est capable de proposer de signer un deal ferme, sans condition de financement, a un véritable avantage dans les process. Aujourd’hui la conditionnalité vaut beaucoup plus cher qu’il y a six mois.

Roland Montfort : Voyez-vous sur le marché français des VDD de plus en plus détaillées ? J’observe une tendance aux fact books, document complémentaire à l’info mémo et mis à disposition des candidats acquéreur en amont du process.

Jeremy Scemama : On voit beaucoup de VDD stratégiques et financières. Pour la partie juridique, elles ont été mises en place à une certaine époque pour faire gagner du temps et pour anticiper les sujets. J’estime que l’effet a été inverse et je recommande de moins en moins de mener des VDD juridiques, parce que les VDD sont toujours présentées pour que la mariée soit belle. Mais l’acquéreur voudra de toute façon creuser le sujet en menant sa propre due diligence. Au final, le gain de temps n’existera plus et le vendeur aura investi dans un process inutile. En revanche, identifier des risques bien précis et les traiter en amont pour faire preuve de transparence vis-à-vis de l’acquéreur, peut être une bonne solution.

Roland Montfort : On peut imaginer de juridiciser davantage l’info memo qui souvent pêche dans la qualité et quantité d’informations juridiques transmises

Jeremy Scemama : C’est un peu trop tôt dans l’info-mémo. Je suggérerai plutôt de l’insérer lorsque le nombre de biddeurs est moins important.

Stéphane Huten : Qu’en pensez-vous Jonathan ? Prévoyez-vous des VDD dans vos opérations ?

Jonathan Marsh : Nous suivons le marché : nous établissons une VDD financière, stratégique et juridique. Quand on sait qu’il y a un sujet, une pollution ou une amende qu’on attend, on propose une indemnité spécifique plutôt que de négocier une baisse de prix. J’estime qu’on est plus à même de valoriser le risque que l’acheteur.

Quelles opportunités boursières anticiper ?

Jeremy Scemama : La période actuelle me rappelle celle de 2007-2008 durant laquelle j’ai mené plusieurs opérations de public M&A. Ce marché des sociétés cotées a été un peu attaqué en Bourse alors même que leurs fondamentaux sont bons, mais la Bourse ne valorise pas le long terme et réagit au moindre soubresaut. Dès lors ces sociétés sont embarquées dans cet engrenage et, elles aussi, ne réagissent que sur le court-terme.

Aujourd’hui, il y a des actifs sur le marché avec des bons fondamentaux, avec des valorisations qui peuvent être attractives, et détenues par des actionnaires propriétaires de blocs importants. À mon sens, il y a donc des opportunités pour des corporates qui veulent racheter des entreprises cotées, mais aussi pour les fonds d’investissement. Il convient bien sûr de mener tout un travail de pédagogie auprès de ces derniers, pour leur expliquer que le PtoP n’est pas forcément complexe si l’on est bien accompagné. Les statistiques des 15 dernières années démontrent que les PtoP fonctionnent, à condition d’être patients. Il faut au moins un an et demi de travail car l’opération s’effectue en deux étapes, avec des prix différents. Mais la création de valeur sur ce type d’actifs est importante.

Stéphane Huten : A Paris, il y a une sous-valorisation structurelle de plusieurs acteurs cotés. Il y a bien sûr des opportunités à saisir. Le PtoP n’est pas si facile à mettre en œuvre, mais quand on y arrive il fonctionne assez bien.

Dans des climats d’économie difficile, les cours de Bourse réagissent à la baisse plus vite que dans le non coté, ce qui crée des opportunités. On parle en ce moment d’un dossier d’un groupe actif dans le domaine de la santé. La récente réforme du droit des procédures collectives va aussi entraîner une redistribution des cartes entre créanciers et equiteurs. C’est une partie d’échec qui, si l’on maîtrise bien les règles, peut être une manière de prendre le contrôle d’actifs véritablement stratégiques.

Roland Montfort : L’entreprise cotée peut apparaître rassurante car elle a plus d’obligations réglementaires et, en général, elle est déjà connue de l’acquéreur.

Denis Jacquet : La gestion de phases de transition, comme celle que nous vivons actuellement, implique de changer son modèle économique, ses recrutements… Il y a forcément une baisse immédiate, mais pour enclencher une future hausse. Dès lors cette pression du court-terme est un frein particulièrement dommageable. Quand on libère ces entreprises, elles peuvent rapidement trouver de belles opportunités de croissance et de développement. Mais il faut ensuite leur donner la possibilité de revenir sur cette réflexion de long terme. Construire une entreprise implique du temps.

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