Magazine

Opérations take private : enjeux, mécanismes et défis

À l’heure où les marchés boursiers font face à une certaine instabilité, où les exigences réglementaires pèsent de plus en plus lourdement sur la vie des sociétés cotées, les opérations de retrait de cote – ou take private – apparaissent comme une alternative stratégique pour de nombreux investisseurs et dirigeants. Elles permettent à une entreprise de se réorganiser, de se repositionner ou encore d’accélérer son développement à l’abri des contraintes du marché public. Mais elles posent aussi des questions complexes, qu’elles soient économiques, financières, juridiques ou humaines. Qui sont les acteurs impliqués sur les opérations françaises ? Quels sont les outils financiers utilisés ? Quelles étapes clés jalonnent un take private réussi ?

État des lieux
du marché

Jeremy Scemama : Au cours des deux ou trois dernières années, une vingtaine d’opérations de retrait de cote ont été réalisées par an et, en sens inverse, seulement six ou sept IPO. Cette dynamique de sortie de cote est assez classique lorsque la conjoncture économique est compliquée. Les dirigeants peuvent en effet penser que la Bourse ne valorise pas bien leurs projets à long terme. Lorsqu’il y a moins de dossiers à la vente et que les processus sont extrêmement concurrentiels, l’opportunité de se lancer dans une opération de PtoP est aussi étudiée par les investisseurs, notamment les fonds de private equity. Il s’agit alors pour eux d’identifier des sociétés dont la valorisation n’est pas forcément le reflet des fondamentaux du groupe.

Marc Antao : Rappelons que le private equity s’est d’abord développé aux États-Unis où il a atteint son âge d’or dans les années 2000 avec un très grand nombre de LBO. Puis le private equity s’est développé en France, avec des acteurs qui se sont principalement intéressés à des sociétés privées. Face à la raréfaction des cibles, certains ont commencé à s’intéresser à la Bourse dans les années 2000 avec une accélération depuis les années 2010. Aujourd’hui, la moitié des offres publiques sont réalisées, directement ou indirectement, à travers des fonds de private equity. Le marché est donc arrivé à une certaine maturité, étant précisé que les retraits de cote concernent majoritairement des sociétés de petites tailles (moins de 500 M€) qui ont intérêt à revenir dans le secteur privé. Le secteur du private equity participe donc pleinement, à son échelle, à la régulation financière du marché.

Jeremy Scemama : Force est tout de même de constater une certaine réticence de la part des fonds pour s’engager dans ce type d’opérations. Il convient donc de mener un vrai travail de pédagogie sur la méthodologie, les contraintes et les opportunités de ce type de deals.

Gabriel Flandin : Il y a en effet certaines barrières à l’entrée. Par définition, les fonds sont des acteurs du private equity, par opposition au public equity. Un travail d’éducation est à mener car cet univers très réglementé est perçu par les fonds comme une zone de risques. Et dans leur perception, ils ne sont pas sereins sur l’aboutissement de l’opération : vont-ils effectivement parvenir au seuil de 90 % permettant le retrait de cote ? La clé est de leur faire comprendre que l’opération n’est pas une loterie et qu’elle peut se construire même si elle n’aboutit pas à un retrait de cote. Une opération par un fonds de private equity sur une société cotée peut également être un succès, quand bien même, à l’issue de la première OPA, la société reste cotée en Bourse. Il faut simplement anticiper les différents scenari.

Laurent Bensaid : Je suis parfaitement d’accord avec vous. Le retrait de cote n’est pas toujours une finalité en soi. Dans de multiples cas, l’investissement du fonds d’investissement au capital d’une société cotée constitue déjà une étape clef (opérations dites de « PIPE »). En raison de la dissémination du capital de certaines cibles cotées, le fonds peut espérer bénéficier d’un effet de levier actionnarial lui permettant d’exercer, en fait, une position de contrôlant et aspirer à un retrait de cote dans un second temps.

Jeremy Scemama : Il convient de sensibiliser les fonds de private equity à ces schémas. Au regard de la moyenne des deals au cours des cinq dernières années, le plus souvent le retrait de cote se fait en deux temps et nécessite 24 mois de délai. Dans la première étape, le fonds acquiert un bloc majoritaire. Puis il laisse un délai de décence avant de mener une seconde offre publique. Tel a été le cas sur le groupe Open, sur Devoteam, ou encore sur Envea.

Gabriel Flandin : J’ai connu quelques expériences récentes où ce délai de viduité a été court.

Laurent Bensaid : Ce délai de viduité pose des difficultés car il conduit à devoir se pencher sur la question de la détermination du juste prix sur la base d’un nouveau jeu d’états financiers. D’autant que le rachat du culot de minoritaires à un prix plus élevé, qui créé un effet d’aubaine, ne constitue généralement pas le scénario cible des initiateurs issus du private equity. Sans parler de l’impossibilité d’intégrer fiscalement la cible pendant cette période, et de l’achat de blocs hors marché avant le dépôt d’une seconde offre qui véhicule lui aussi son lot de problématiques propres.

Marc Antao : Lorsqu’un fonds de private equity s’intéresse à une société cotée, c’est le plus souvent pour la faire croître au travers de build-up identifiés. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’une offre de fermeture succède à une première offre qui n’avait pas permis de réunir les conditions du squeeze-out, la société a parfois déjà changé de profil et des synergies ont pu être mises en place, ce qui conduit parfois à un prix d’offre publique plus élevé que lors de la première offre, mais qui s’explique en pratique.

Semih Bayar Eren : Les fonds de private equity craignent aussi d’être placés tout de suite sous le feu des projecteurs. Dans un deal privé, les parties sont liés par un accord de confidentialité et le fonds prend le temps d’examiner la cible et de mener ses audits sans attention médiatique particulière. Ce n’est pas le cas lorsque la société est cotée car l’investisseur peut être contraint d’annoncer son intérêt au marché. Cette gestion de l’information est complexe.

Ce type d’opération implique également de comprendre et de gérer les étapes d’accès à la gouvernance et d’obtention des autorisations des comités internes. Si l’on décide d’acheter un bloc à 30 % ou 50 %, il convient de respecter les autorisations réglementaires, en plus des questions usuelles liées au financement, au management package, etc. Les 24 mois que vous avez mentionnés au préalable représentent un délai assez long dans un processus de gouvernance interne. C’est une forme d’incertitude qu’il convient de gérer.

Constituer des blocs de capital pour permettre
la sortie

Laurent Bensaid : Une opération de take private implique d’étudier avec soin la géographie du capital de la cible avant le lancement de l’offre et de comprendre quels blocs vont être disponibles à l’achat sur la base du prix de revient de l’actionnaire en question. Ce travail suppose d’initier un dialogue avec les détenteurs des blocs sur la base du projet de prise de contrôle envisagé, et donc de les mettre sous NDA. Très rapidement, se crée donc un effet de rumeur qui n’est évidemment pas souhaitable dans ce type d’opération. C’est pourquoi les avocats tentent d’enfermer ces processus dans des délais extrêmement courts aux termes desquels on teste les quelques blocs disponibles pour comprendre s’il y a possibilité de bâtir une position au-dessus du seuil de caducité d’offre publique. Au regard des statistiques des vingt dernières offres publiques, force est de constater que le retrait de cote est un succès lorsque l’investisseur a pu sécuriser au moment de l’annonce de l’opération autour de 60 % du capital et des droits de vote de la cible. En dessous, la tâche n’est pas impossible (des contre-exemples existent), mais est plus difficile.

Corinne Romefort-Regnier : Dans le cas d’ESI Group, un bloc significatif de 50,6 % a été constitué avant de procéder à l’opération. Ce bloc comprenait d’abord une partie du socle familial et fondateur et deux fonds d’investissement américains. C’est ce qui a permis le succès de l’opération avec une forte valorisation (premium de 95 % du prix moyen avant l’annonce de la fuite) et un taux de succès de l’OPA de 98,2 % du capital.

Laurent Bensaid : L’opération de retrait de cote d’ESI Group est une très belle histoire, sur laquelle notre équipe est intervenue en qualité de conseil de la famille fondatrice, ainsi que les cabinets McDermott Will Emery, en qualité de conseil d’ESI et Willkie Farr & Gallagher en qualité de conseil d’un fonds vendeur.

Corinne Romefort-Regnier : Le succès provient de plusieurs facteurs. La société avait enclenché une transformation après un changement de gouvernance lié à la succession du fondateur. Cette transformation visait à affiner l’offre, rationaliser les opérations et ainsi libérer le potentiel de l’entreprise. Le renforcement du conseil d’administration et son alignement ont été également clefs après plus de 20 ans de cotation en bourse. Le bon réflexe est aussi de bien s’entourer. Le choix de la banque d’affaires est essentiel. Nous avions deux banques : une américaine ayant de l’expérience sur le marché des logiciels et des investisseurs et acheteurs potentiels américains et qui savait parler à notre conseil qui était à moitié américain, et une française qui, elle, savait rassurer les administrateurs français et qui connaissait les aspects techniques et réglementaires nationaux tant sur les aspects liés à l’AMF ou bien les investissements à l’étranger.

Laurent Bensaid : La spécificité de cette opération tient au fait que le conseil d’administration a joué un rôle clef dans la conduite du processus d’adossement (notamment via son chairman et via la directrice générale Cristel de Rouvray). 

Ce board a pu déterminer les offres les plus créatrices de valeur pour l’entreprise sur la base de l’intérêt social de ce dernier, et non exclusivement sur la base de la plus-value potentielle des actionnaires. D’autant que le bloc initial à la vente, composé d’une partie des titres du groupe familial historique, ne constituait pas un pourcentage significatif. Les autres actionnaires vendeurs se sont greffés au fil de l’eau, dans les derniers jours précédents l’annonce de l’entrée en négociation exclusive.

Corinne Romefort-Regnier : La communication est essentielle d’un point de vue réglementaire bien sûr, mais le dirigeant doit aussi être accompagné pour construire les messages qu’il diffusera aux investisseurs et actionnaires. La communication interne est également primordiale pour faire adhérer au projet ; nous avons inclus petit à petit les personnes clefs de l’entreprise et, au final, le CSE a donné un avis favorable à l’opération.

Gabriel Flandin : Un accompagnement par un conseil en communication me semble en effet indispensable pour présenter l’opération au marché. Cette mission est en lien avec le travail du banquier pour bien comprendre la base actionnariale et le coût de revient des investisseurs.

Les contestations des minoritaires

Jeremy Scemama : Ce sujet de la communication est en lien avec le risque de contestation des minoritaires, qui bien sûr effraie les fonds d’investissement. Quand bien même l’opération est parfaitement structurée, notifiée et communiquée, elle n’est jamais à l’abri d’une contestation et d’un recours de la part des minoritaires qui, le plus souvent, critiquent le prix ou l’inégalité de traitement par le prisme des managements packages, voire l’indépendance de l’expert. Ce sont des événements qui entraîneront des conséquences sur le délai de réalisation de l’opération. Je me souviens notamment du dossier Club Med, sur lequel je suis intervenu en tant que conseil de Fosun, dans lequel l’opération a été retardée d’un an, permettant à d’autres bidders de se positionner sur le deal avec, en conséquence, trois ans de bataille boursière. Aujourd’hui, on voit encore des opérations -tels que sur Tarkett ou le Groupe Bel – qui subissent des recours de minoritaires. C’est un autre frein dans l’appréhension des PtoP par les fonds.

Semih Bayar Eren : Face au risque de contestation des minoritaires, le travail avec les actionnaires est essentiel.

Laurent Bensaid : La réglementation française me paraît assez protectrice des sociétés cotées et de leurs actionnaires minoritaires. Peu d’actions de minoritaires parviennent, dans les faits, à faire prévaloir la position de ceux qui les initient, voire de bloquer leur mise en œuvre. La communication sur l’opération est certes entachée, mais au final, même lorsqu’il y a une contestation sur le prix, si l’expert indépendant a été bien sélectionné, que la banque présentatrice a su interagir efficacement avec lui et que l’égalité de traitement des actionnaires a bien été respectée (en particulier dans le cas où un management package est octroyé), il est difficile de contrecarrer la réalisation de l’opération annoncée.

Jeremy Scemama : Je suis d’accord, mais le calendrier s’en trouve inévitablement modifié. Le dossier Club Med a justement suscité une modification de la réglementation car il n’existait pas, à l’époque, de délai pour encadrer ces recours. En l’espèce, la justice a traité le litige 13 mois après, ce qui est totalement incompatible avec des délais d’offre publique. La réglementation a ensuite été modifiée pour encadrer ces recours dans un délai de cinq ou six mois. Mais c’est encore très long ! Et même si peu de recours aboutissent véritablement, le mal est d’une certaine façon déjà fait.

Laurent Bensaid : Avant même les recours, les minoritaires rédigent régulièrement des courriers de contestation du prix proposé. Mais peu d’entre eux vont jusque devant les tribunaux. En tout état de cause, le fonds doit accepter que l’opération puisse nécessiter un temps plus long que celui initialement anticipé.

Marc Antao : Les actionnaires minoritaires privilégient souvent l’envoi de courriers de contestation à l’AMF avant sa décision de conformité, dans l’espoir d’obtenir un prix d’offre plus élevé ou de bloquer le retrait obligatoire. C’était régulièrement le cas avant la promulgation de la loi Pacte qui a abaissé le seuil de retrait obligatoire de 95 à 90 % du capital et des droits de vote. Depuis, le blocage d’un retrait obligatoire est plus complexe à mettre en œuvre.

Les actionnaires minoritaires en question sont par ailleurs un public plus averti qu’on ne l’imagine. Il s’agit souvent de gestionnaires de fonds qui agissent soit directement, soit via des associations de représentants d’actionnaires minoritaires. Souvent, la contestation se résout par une augmentation du prix d’offre, mais elles peuvent également conduire à un abandon ou un échec de l’offre dans un premier temps, éventuellement suivi d’une réouverture des négociations en vue d’une sortie de cote dans une second temps.

Gabriel Flandin : Les contestations qui aboutissent à des non-conformités devant l’AMF se révèlent bien souvent être un mauvais résultat pour les actionnaires minoritaires qui, en contestant l’offre, cherche plus à faire augmenter le prix qu’à les faire annuler. Ces opérations de take private sont créatrices de valeur pour tout le monde. Et lorsqu’une telle opération échoue, elle révèle le manque de liquidité et les minoritaires qui ont contesté l’opération doivent alors subir un cours qui chute brutalement.

L’accès à l’information

Semih Bayar Eren : Lorsqu’un actionnaire significatif souhaite céder une participation dans une société cotée, c’est important de pouvoir donner du confort au tiers acquéreur sur ses chances d’obtenir le retrait obligatoire de la société cible.

Dans ce cadre, la représentation éventuelle d’un actionnaire institutionnel au sein du conseil d’administration de la société cible, qui est le premier organe à avoir accès aux marques d’intérêts d’un tiers investisseur, peut permettre de comprendre les intentions du tiers acquéreur. Néanmoins, cela soulève un certain nombre de questions juridiques qu’il convient de gérer et notamment celle du partage d’informations entre l’actionnaire et son représentant au sein du conseil d’administration de la société cible. Face à ces problématiques, il peut être plus simple pour un actionnaire de proposer la nomination d’un tiers indépendant au sein du conseil d’administration de la société cible plutôt qu’un salarié de l’actionnaire concerné.

Jeremy Scemama : À quel moment cette décision est-elle prise ?

Semih Bayar Eren : Une telle décision peut être prise dès la prise de participation initiale. Cela permet de simplifier la gestion de l’accès à l’information, d’autant plus au regard de l’ampleur des organisations actuelles.

Gabriel Flandin : Cette initiative démontre votre maturité face à ce type d’opérations. Les fonds de private equity qui viennent pour la première fois dans ce type d’opérations veulent reproduire les réflexes du privé dans le monde public. Mais ils doivent accepter que les deux mondes sont bien différents. La culture du private equity est de créer de la valeur en réorganisant l’entreprise ou en prenant d’autres mesures fortes. Accepter de se faire représenter par une personne compétente mais non contrôlée, n’est pas dans les habitudes des fonds.

Corinne Romefort-Regnier : Dans le cas d’ESI Group, deux fonds représentaient 25 % au total du capital mais n’avaient pas de position au conseil d’administration. Ils étaient en revanche proches du management et nous apportaient des conseils régulièrement sur différents domaines. Notre conseil d’administration était constitué majoritairement d’administrateurs indépendants qui ont permis d’accélérer le processus, notamment pour les échanges avec l’expert indépendant.

Les contraintes des fonds
de private equity

Marc Antao : Trois points fondamentaux expliquent selon moi les réserves de certains fonds à se lancer dans de telles opérations en France. D’abord, contrairement aux États-Unis, le marché Français est encore composé en grande partie de sociétés familiales contrôlées, ce qui rend difficile les OPA hostiles et nécessite de sécuriser en amont un bloc de contrôle. À titre d’exemple, en 2024, dans le dossier Micropole, une offre hostile pourtant bien préparée a échoué à la suite de l’intervention d’un chevalier blanc, qui était d’ailleurs un fonds d’investissement, qui a convaincu les principaux dirigeants managers et les actionnaires d’accepter son offre qui était mieux-disante. La question de la sécurisation du seuil de caducité pour que l’offre ait une suite positive est donc fondamentale.

Ensuite, le prix : si le fonds ne sait pas exactement à quel pourcentage de détention l’opération le conduira, il sait cependant qu’il devrait parvenir à sortir de la cote dans un délai moyen de 2 ans, ce que l’on constate en pratique. Mais à quel prix ? Je rappelle que le prix d’offre doit être « validé », dans une décision de conformité, par l’AMF. Or, jusqu’au dernier moment, le prix peut évoluer à la hausse, variation qui n’est pas toujours simple à faire accepter à un comité d’investissement. Et cet argent, doit-on le mettre tout de suite à disposition de la banque ou doit-on attendre l’atteinte du seuil de caducité ? Ce sont des problématiques complexes que les fonds n’ont pas forcément en tête.

Enfin, les autorisations réglementaires ne doivent pas être négligées. Or elles prennent du temps, que ce soit celle de l’Autorité de la concurrence ou le contrôle des investissements étrangers, et elles impliquent des contraintes et des frais supplémentaires.

Jeremy Scemama : Aujourd’hui les règles sont bien faites et protectrices des investisseurs également. Même s’il y a des sujets de valorisation, on les intègre car généralement, si l’opération se dénoue en deux temps, le fonds sait qu’il devra payer une prime sur le second deal. En réalité, il est possible d’avoir une certaine prévisibilité sur les coûts de l’opération.

Nombre de sociétés cotées sont aujourd’hui peu valorisées alors qu’elles sont dotées de très beaux fondamentaux. À mon sens, il y a donc de très belles opportunités pour les fonds et encore plus dans un marché tendu comme celui que nous vivons actuellement.

Marc Antao : Sur la tech et le Healthcare, on sait que le retrait de cote de la société va lui faire gagner entre 1 et 2 tours d’Ebitda. C’est un élément très intéressant pour un fonds.

Laurent Bensaid : Il existe, sur le marché parisien, beaucoup de sociétés dont la cotation ne présente plus un intérêt stratégique, qui sont mal suivies par les analystes et donc mal valorisées. Ceci résulte de l’empressement de certains acteurs à vouloir introduire en bourse des sociétés mal préparées et peu adaptées, dont la performance financière est possiblement déceptive.

Marc Antao : J’ajoute qu’au regard de la raréfaction des cibles et de la concurrence où l’on retrouve entre 5 et 6 bidders sur chaque opération, il faut tout de même rappeler que l’intérêt du take private est d’être seul ou deux au maximum.

Corinne Romefort-Regnier : Notre opération a été un succès car la société était considérée comme une pépite sur le marché des logiciels. Le processus mis en œuvre a été très compétitif, au-delà de la norme évoquée. Certains fonds voulaient se positionner, qu’ils soient français ou américains, ainsi que des industriels avec un projet stratégique. Il y a eu quatre tours de table avant que l’offre de Keysight soit acceptée.

Keysight est une émanation du groupe HP, spécialisée en hardware. En rachetant ESI, son objectif était de se positionner sur une activité logicielle dans une industrie en pleine transformation.

Laurent Bensaid : Selon moi, la réussite du processus d’ESI Group est liée à plusieurs facteurs. D’abord la rapidité de l’opération qui a pu bénéficier d’une fenêtre de marché intéressante, sans opération concurrente en parallèle. Elle est également liée au fait qu’il s’agissait d’un processus français et international de recherche d’investisseurs, permettant de mettre en concurrence des acteurs de natures différentes et d’horizons divers. Enfin, comme évoqué, le board a été remarquable et très actif, cherchant d’abord à favoriser l’intérêt social du groupe.

Marc Antao : Avant la loi Florange, le board devait rester neutre et ne pouvait pas se prononcer en faveur d’un repreneur. Tout a changé depuis. Aujourd’hui, l’investisseur doit également le convaincre. L’année dernière, j’ai connu une opération dans laquelle un dirigeant, membre du board, s’est opposé à une offre hostile déposée en lançant un processus d’enchères compétitif de vente de la société avec divers industriels et fonds d’investissements. L’offre retenue a conduit à un prix d’offre in fine deux fois supérieur au prix initialement proposé. Le dirigeant a donc permis à tous les actionnaires d’avoir un prix bien plus intéressant. Le rôle du board n’est donc pas négligeable dans ce type d’opérations.

Les managements packages et actions gratuites

Corinne Romefort-Regnier : Dans notre cas, le conseil a été exceptionnel en évaluant toutes les propositions dans le meilleur intérêt de la société, de ses actionnaires et de ses employés. Par exemple, dès le début, il a soulevé un des points clés, non négociable, qui était l’accélération de tous les plans de management packages et des contrats de liquidité pour ceux qui n’avaient pas atteint le délai des deux ans de détention. Il était fondamental que tous les stakeholders soient représentés.

Laurent Bensaid : L’une des complexités dans le cadre des PtoP avec un fonds d’investissement porte sur la manière de structurer un management package, qui fera l’objet d’une revue attentive par les services de l’AMF et de l’expert indépendant. Sur ce point, je trouve que les critères sont aujourd’hui plutôt clairs : un management package doit impliquer une prise de risque réelle pour les investisseurs-managers, et introduire un niveau d’aléa suffisamment élevé pour que l’on puisse considérer que l’égalité de traitement entre actionnaires n’est pas rompue.

Jeremy Scemama : L’idée, c’est qu’il n’y ait pas de liquidité garantie à un prix prédéfini à terme. Autrement dit, le management ne doit pas avoir la certitude d’un gain automatique.

Laurent Bensaid : Par ailleurs, un point de contestation fréquemment soulevé par les actionnaires minoritaires concerne la possibilité, pour certains investisseurs, de « remonter dans la holding », c’est-à-dire de participer au nouveau tour de table post-OPA, ou post-transaction. Il peut en effet y avoir une perception d’iniquité lorsque l’on constate que certains actionnaires financiers – même passifs – se voient offrir cette opportunité, alors que d’autres n’y ont pas accès.

De même, des fondateurs qui n’exercent plus aucune fonction opérationnelle peuvent également être invités à participer à la nouvelle structure.

Jeremy Scemama : Oui, comme ces fondateurs qui n’exercent plus de fonctions et sont désengagés opérationnellement, mais encore présents au capital, qui se voient offrir une place dans la structure de reprise.

Laurent Bensaid : Exactement. Cette question, souvent soulevée dans les recours initiés par les minoritaires, constitue un enjeu central en matière de gouvernance et d’équilibre dans les opérations de type take private.

Semih Bayar Eren : Cela suppose également, à mon sens, une certaine discipline et rigueur en amont de l’opération. En effet, certaines personnes ont été impliquées très tôt, parce qu’elles ont été contactées dès les premières étapes et qu’elles sont actives d’une manière ou d’une autre dans le processus. Il faut donc éviter la tentation, en phase finale, de simplement récupérer un dernier bloc résiduel en offrant de l’equity, là où d’autres actionnaires ont été sollicités plus tôt dans des conditions différentes.

Laurent Bensaid : Tout à fait. Ceci ne constitue pas le meilleur moyen de céder au « chantage » d’un minoritaire, car ce type de situation conduit à d’autres types de problématiques.

Semih Bayar Eren : J’aimerais également apporter quelques commentaires sur la question des actions gratuites et des mécanismes d’intéressement similaires. Dans certains cas, ces dispositifs ont pu figer le management, en créant une forme d’inertie. Mais dans d’autres situations, ils ont au contraire eu un impact direct sur la valorisation de l’entreprise. Cela peut parfois conduire à des discussions complexes avec les équipes dirigeantes, notamment lorsqu’il s’agit de leur demander de renoncer à une partie de leurs actions gratuites. Pourquoi ? Parce que, du point de vue de l’investisseur, il peut arriver que la situation ne corresponde plus aux attentes initiales, notamment au moment de la sortie. Il arrive que le signal donné par l’entreprise ne soit pas à la hauteur de ce qui avait été envisagé ou espéré. Dans ce contexte, il peut être nécessaire de solliciter une contribution des membres de la direction, en leur demandant de renoncer à une part de leur aléa, afin de permettre une amélioration du prix de sortie et de limiter la décote. Est-ce une demande recevable pour les membres de la direction ? Cela dépend de plusieurs paramètres : la situation de l’entreprise, la structure de l’actionnariat, l’identité du futur porteur du projet, mais aussi la vision du fonds qui porte l’offre. Celui-ci peut d’ailleurs envisager de proposer d’autres formes de contrepartie ou d’intéressement ultérieur à l’équipe de direction, en dehors du périmètre strict de l’offre. Celui-ci peut parfois proposer d’autres formes d’intéressement à plus long terme, hors du périmètre immédiat de l’offre publique.

 

Gabriel Flandin : Dans tous les cas, ces éléments sont soumis à l’analyse de l’AMF et de l’expert indépendant. Ce sont des accords connexes à l’offre, et il leur revient de s’assurer qu’il n’y a pas d’avantage injustifié ni de garantie déguisée. Le but est que les actionnaires qui choisissent de vendre aient une certitude : ils reçoivent un prix en cash, sans aléa. Si un minoritaire souhaite « remonter » dans la holding, il doit être prêt à prendre les mêmes risques que les autres investisseurs.

Semih Bayar Eren : La question qui peut se poser pour un investisseur global qui détient des participations dans le monde est la suivante : comment participer à ces opérations, alors même que l’investisseur ne souhaite pas déposer une OPA ?

Dans ce contexte, un investisseur peut entrer au capital de la BidCo en tant qu’actionnaire minoritaire. C’est un schéma qu’un investisseur institutionnel global peut examiner. Il peut également arriver que l’investisseur s’associe à un fonds d’investissement tiers, qui prend en charge le travail de structuration de l’opération – notamment l’identification des actifs à isoler ou à racheter – tandis que l’investisseur intervient en qualité de co-investisseur, dans des conditions relativement standards du private equity : droits de sortie, modalités de gouvernance, etc.

Pourquoi est-ce que c’est intéressant ? Parce qu’on a bien vu qu’il y a un certain nombre de contraintes dans une opération de take private : il faut anticiper, se préparer en amont, faire preuve d’agilité et de rapidité. Idéalement, il faut être prêt à évoluer dans son approche à un moment où l’investisseur est sous les feux des projecteurs. Pour un investisseur institutionnel global, investir dans une Bidco en tant qu’actionnaire minoritaire peut présenter plusieurs avantages : d’abord de nous appuyer sur un partenaire principal, d’entrer un peu plus tard dans le processus, et finalement de participer au prochain plan de croissance de la société cible.

Laurent Bensaid : En conclusion, la préparation est véritablement clef. Ce qui distingue un take private d’une opération de private equity classique, c’est qu’il faut compter au moins trois mois de préparation en amont, notamment pour analyser la géographie du capital et les blocs disponibles à l’achat. Idem s’agissant de l’appréciation des conditions suspensives réglementaires. Il est essentiel de rester discret, car l’opération peut vite donner lieu à des rumeurs ou fuites et permettre à des arbitragistes de se positionner, notamment en vue de bloquer le retrait de cote.

Le travail sur le juste prix est également clef. Il peut même donner lieu à la mise en place de mécanismes incitatifs, comme le fameux top-up, qui consiste à offrir aux minoritaires un complément de prix, un ou deux euros supplémentaires par exemple, si l’initiateur parvient à franchir le seuil des 90 %. L’objectif, évidemment, est d’encourager l’adhésion à l’offre pour garantir son succès.

La structuration du financement de l’opération est également plus complexe dans une opération de take private. Il faut prévoir, outre le financement de l’OPA, une ligne de rachat de blocs, mais aussi une ligne mobilisable ultérieurement, notamment si l’opération devait nécessiter le lancement d’une nouvelle offre publique pour atteindre les 90 % à un stade plus avancé.

Et enfin, comme discuté, il faut aussi savoir gérer bien en amont les mécanismes d’incitation managérial afin de ne pas s’exposer à la critique de rupture de l’égalité de traitement des actionnaires.

Table Ronde

Actualités

Kiosque
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié