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Interview : « Nous devons continuer à nous organiser pour que la justice soit encore plus efficace et rapide »

L’ancien managing director de Lazard Frères & Co devenu président du directoire d’Eurazeo, Patrick Sayer a été élu président du tribunal des activités économiques de Paris en novembre 2023. Il raconte comment son expérience du privé lui sert au quotidien pour fluidifier l’organisation de la juridiction.

Vous avez été installé dans les fonctions de président du tribunal de commerce de Paris en janvier 2024. Était-ce une suite logique à votre carrière ?

Après mon départ d’Eurazeo en 2018, j’ai eu envie de m’impliquer dans un nouveau projet. Je suis polytechnicien, mais j’ai débuté ma carrière dans le privé. Or j’ai toujours gardé en tête l’idée d’exercer au sein du service public. Le droit m’a semblé une voie assez naturelle. Mon grand-père était magistrat de l’ordre judiciaire, mon beau-père a exercé comme président de chambre au tribunal de commerce de Versailles, puis à Nanterre. J’ai donc très vite compris l’engagement et l’intérêt intellectuel de la fonction. J’ai néanmoins estimé utile de m’investir dans ma formation pour acquérir une logique juridique que je n’avais pas développée. J’ai donc tenu à faire mes études de droit à l’université Paris II – ce qui n’était pas de tout repos à plus de 60 ans !

J’ai été élu juge consulaire en 2013 et ai commencé ma judicature en 2014. Pour connaître le tribunal dans toutes ses dimensions, j’ai d’abord exercé comme juge de contentieux, comme juge des procédures collectives, juge de l’amiable, juge des référés, juge des requêtes… Ces diverses expériences m’ont donné un certain nombre d’idées de modernisation du tribunal et il m’a semblé assez logique de me présenter comme président pour tenter de les mettre en œuvre.

Vous servez-vous de votre expérience du privé pour mettre en œuvre ce changement ?

Les modèles de gouvernance d’entreprise m’ont sans doute inspiré pour fluidifier la communication au sein de la juridiction. Mais un tribunal n’est pas une entreprise et on ne peut pas demander le même investissement en temps à un juge bénévole qu’à un manager d’entreprise, dans une logique de pilotage de la performance. Avec Bertrand Kleinmann, vice-président, nous avons mis en place un bureau hebdomadaire permettant un dialogue de gestion entre les principaux responsables du tribunal. Nous avons également construit un moment d’échanges avec les présidents des chambres de contentieux et les présidents des chambres de traitement des difficultés des entreprises, à travers une réunion mensuelle permettant d’examiner ensemble les projets de transformation ou les difficultés rencontrées en pratique. Enfin nous systématisons une réunion tous les quatre mois de l’ensemble des juges.

Comme dans une entreprise, ou même un État, les 100 premiers jours du mandat sont essentiels. J’ai donc entamé rapidement les principales réformes que j’avais anticipées. En 2024, nous avons travaillé, avec le barreau de Paris, sur la démarche qualité au sein de l’activité de traitement des litiges et la mise en état des dossiers. Cette année, nous menons un travail de modernisation de l’activité traitement des entreprises en difficulté. L’objectif est de ne pas rester otages de procédures qui sont parfois surannées. Si la justice commerciale est souvent perçue comme rapide car nous jugeons les dossiers, en moyenne, en un an, force est de constater que douze mois restent très longs pour un dirigeant et son entreprise. Avec à la clé, des risques de perte des emplois, de fermeture de l’entreprise, etc. Nous attachons donc beaucoup d’importante à raccourcir les délais de traitement des dossiers.

Le tribunal de commerce de Paris est devenu le tribunal des activités économiques le 1er janvier dernier. Quels changements concrets pour le justiciable ?

Je tiens à rendre hommage au travail de réflexion sur la modernisation des juridictions commerciales, initiées par le groupe constitué par Jean-Denis Combrexelle. Il en est sorti deux expérimentations. D’abord l’élargissement des procédures amiables et collectives du livre 6 du code de commerce à plus de justiciables : associations, sociétés civiles, professions libérales (autres que les professions réglementées du droit), agriculteurs. Dans les faits, notre tribunal ne rencontre aucune difficulté pour traiter ces nouveaux dossiers dont l’étude nous donne une vision plus complète de l’ensemble de la situation commerciale réelle des justiciables. Cette réforme assure également au justiciable un cadre de traitement efficace et transparent, dans des délais brefs. L’expérimentation n’a cependant pas encore été testée sur les difficultés des baux commerciaux nés de la procédure collective.

Au regard de ces premiers mois de mise en œuvre, je peux déjà soutenir l’idée de l’extension de l’outil du RCS, qui ne concerne que les commerçants, aux autres professions. Il faudrait que le RCS soit étendu aux associations, à tout le moins celles qui ont une activité commerciale. Et il conviendrait également que le tribunal des activités économiques soit compétent pour traiter le contentieux de ces mêmes professions, dans une logique de déroulement ordonné de la procédure.

Autre expérimentation depuis le début d’année : la contribution pour la justice économique. Elle a fait couler beaucoup d’encre depuis sa mise en place…

En effet. Je ne suis pas certain que le législateur ait compris l’implication de ce texte qui soulève quelques difficultés. La taxe est calculée à partir de la situation financière du demandeur, mais elle est liquidée comme les dépens donc habituellement payée par le défendeur. Elle est en outre calculée sur la base du montant de la demande, qui peut être très important par rapport à ce que sera la condamnation effective. Si un demandeur réclame 2 M€ de dommages et intérêts, mais que le juge ne lui accorde que 200 000 €, le défendeur devra tout de même payer 5 % de la demande de taxe soit 100 000 euros (50 % de la condamnation au principal !).

Cette contribution me semble en outre décalée par rapport aux usages des autres pays, en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Allemagne notamment. Cette expérimentation nous amène à être aujourd’hui 12 fois plus onéreux que la justice allemande. Comment peut-on se battre, dans ce cadre, pour faire rayonner la compétitivité de la place de Paris ?

Je constate déjà que sur certains dossiers où il y a des options de compétence, les justiciables font du juridiction shopping pour se tourner vers des tribunaux de commerce non expérimentaux, par opposition aux tribunaux des activités économiques.

Le principe de contribuer financièrement à l’accès à une juridiction commerciale n’est pas choquant, mais le barème doit être progressif et il doit être construit de façon cohérente, en respectant les intérêts des parties et la compétitivité de la place de Paris.

L’année 2024 a vu une
augmentation importante
du nombre de dossiers de restructuring, qu’ils soient traités en amiable ou en procédure collective.
Voyez-vous arriver de plus en plus de fonds devant la juridiction ?

Certains dossiers portés devant le tribunal font intervenir des fonds d’investissement ayant en portefeuille des sociétés en difficulté – notamment dans les secteurs de la construction, de l’immobilier ou du retail qui ont beaucoup souffert. Il y a également de plus en plus contentieux dans lesquels les fonds -majoritairement étrangers- sont prêteurs, via des opérations de dette privée, et n’hésitent pas à prendre le contrôle du groupe en faisant jouer, le cas échéant, une golden share pour venir en contrôle de l’entreprise. Des perspectives qui n’étaient souvent pas anticipées par les dirigeants qui percevaient les fonds comme des partenaires passifs.

Les dossiers de restructuring vont-ils rester hauts en 2025 ?

Ils sont désormais stabilisés à un niveau élevé, avec de plus en plus d’entreprises de grande taille qui se tournent vers le tribunal pour des difficultés financières. Ces dossiers arrivent notamment en mandat ad hoc ou conciliation, qui sont des procédures amiables par lesquelles l’entreprise peut normalement sortir par le haut. La nouvelle loi sur les classes de parties affectées, issues de la directive européenne, permet également de trouver des solutions efficaces de réorganisation de la dette.

Notre droit de la procédure collective parvient désormais à se normaliser, grâce à l’importation en France d’un système qui existait aux États-Unis depuis une cinquantaine d’années. Je remarque qu’Outre-Atlantique, dans la mesure où il existe une forte prévisibilité des décisions des tribunaux, les débiteurs, leurs actionnaires et les créanciers n’hésitent pas à transiger hors des prétoires. Il y a donc moins de dossiers devant les juridictions. La France devrait suivre la même trajectoire, si elle parvient à stabiliser sa jurisprudence. Certaines exceptions aux règles de priorité absolue dans le désintéressement des créanciers doivent être analysées par les juges. La Cour de cassation a publié un arrêt très récemment qui va dans ce sens. Mais il en faudra d’autres. Le tribunal des activités économiques de Paris aimerait pouvoir interroger la Cour de cassation pour qu’elle lui donne des avis. Mais les délais de procédure ne le permettent pas toujours.

La simplification du livre 6 du code de commerce à droit constant, demandée par l’ancien ministre Bruno Le Maire, est également sur le bureau de la Chancellerie et de la Direction des affaires civiles et du Sceau. Cette réforme pourrait être l’occasion de transcrire dans le droit positif certaines des jurisprudences de la Cour de cassation.

Dans l’attente de cette stabilisation face aux pratiques des nouvelles classes de parties affectées, quelle vigilance du tribunal des affaires économiques de Paris pour éviter les dévoiements de procédure ?

Le tribunal des activités économiques de Paris est très vigilant sur ce point. J’ai demandé, dans le respect du secret des délibérés, que les juges partagent leur expérience sur les constitutions de classes de parties affectées dans le cadre de redressements judiciaires en dessous des seuils prévus par la loi. Ceci dans l’objectif d’avoir une jurisprudence homogène et cohérente au sein de la juridiction consulaire parisienne. Nous participons ainsi à la constitution d’une jurisprudence stabilisée.

 

Quelles améliorations des procédures existantes estimeriez-vous utiles en matière de restructuring ?

Face à la hausse du nombre de procédures amiables et collectives, nos effectifs vont augmenter
à 210 juges consulaires en 2026. Cependant perdure un problème de capacité à traiter le nombre de liquidations judiciaires et c’est pourquoi je réfléchis à une organisation différente. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’être trois juges pour recevoir une partie en liquidation judiciaire. Bien entendu
je ne souhaite pas recourir à l’IA pour ce type de dossiers. Quand un dirigeant vient mettre un terme à 10 ou 15 années d’activité professionnelle, il mérite autre chose qu’un face à face avec un ordinateur. La justice ne doit pas être déshumanisée par l’IA, et nous devons continuer à nous organiser différemment pour qu’elle soit encore plus efficace et rapide.

 

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