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Sous Trump, les États-Unis attirent, l’Europe s’adapte

Dans un contexte de tensions géopolitiques, les entreprises comme investisseurs repensent leurs stratégies. Pour Sara Susnjar et Cari Stinebower, associées chez Winston & Strawn, l’heure est à la diversification, à la résilience et à la stratégie réglementaire.

Donald Trump a été élu président des États-Unis il y a plus de 100 jours. Les décisions qu’il a prises durant la première partie de son mandat ont eu un impact direct sur les marchés et les affaires en général. Par exemple, l’activité M&A est très ralentie en Europe. Qu’en est-il aux États-Unis ? Comment les investisseurs américains réagissent-ils ?

Sara Susnjar : Il faut distinguer les dynamiques globales, américaines et européennes, qui répondent à des logiques différentes. Si l’activité M&A ralentit à l’échelle mondiale, c’est principalement à cause de l’incertitude liée au commerce international et à la politique économique et à l’évolution des régimes de sanctions. Mais cela ne signifie pas pour autant que les entreprises européennes sont inactives : elles se réorganisent, explorent de nouvelles stratégies, s’adaptent. Aux États-Unis, on observe un afflux d’investissements. La Maison-Blanche publie même les engagements de certaines entreprises – dont des groupes français – à construire de nouvelles usines sur le sol américain. Cette dynamique suscite une demande accrue en matière de conformité réglementaire, d’IA, de commerce international, et de gouvernance. Même si certaines opérations n’aboutissent pas, l’activité économique est réelle.

Cari Stinebower : Le premier trimestre a été marqué par une certaine attente, mais aussi par un niveau important d’investissements entrants. Parallèlement, beaucoup d’entreprises réévaluent leur exposition à la Chine et envisagent des alternatives : Amérique latine, Europe, Canada, Mexique, États-Unis. C’est ce qu’on appelle le reshoring ou nearshoring : une relocalisation ou un rapprochement des chaînes de production, pour réduire la dépendance à la Chine. Ce mouvement a été initié dès 2018, ralenti sous Biden, mais il revient en force. Le ralentissement des M&A reflète en réalité une phase de recalibrage stratégique. Les entreprises redéfinissent leurs priorités avant d’engager de nouveaux deals.

Des exemples concrets de secteurs ou d’investissements ?

Sara Susnjar : Le contraste est frappant entre l’UE, très réglementée et les États-Unis, encore relativement flexibles sur certains plans. Résultat : les investissements affluent vers les États-Unis dans les secteurs de l’IA, des actifs numériques, de la cybersécurité, aussi bien via des rachats que via le développement technologique.

Cari Stinebower : Des géants comme NVIDIA, Apple ou IBM
ont chacun investi près de
500 M$ dans l’IA. Dans la pharma, Johnson & Johnson, Genentech sont très actifs.
Le secteur de l’énergie attire aussi : Hyundai a engagé
21 mds$ dans une usine en Louisiane ; CMA CGM, 20 mds dans le maritime américain. Et on voit aussi beaucoup de capital-risque se diriger vers les technologies vertes.

 

Est-ce que cette nouvelle politique risque de ralentir, à terme, les investissements français dans les entreprises américaines ?

Sara Susnjar : C’est possible. L’instabilité tarifaire, la volatilité politique et les divergences réglementaires peuvent susciter des hésitations chez les groupes français. Certaines entreprises montrent déjà une prudence accrue. Si cette instabilité perdure, cela pourrait ralentir les investissements. Il faut également tenir compte du contexte européen : si les normes ESG continuent à diverger d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, cela pourrait accentuer les tensions. Les entreprises françaises pourraient se retrouver confrontées à des pressions internes, qu’elles soient politiques ou en matière d’image. En conséquence, il est envisageable qu’on assiste à une baisse des investissements. Mais cela reste théorique, car d’autres facteurs peuvent contrebalancer cette tendance : par exemple, une faiblesse persistante du dollar pourrait inciter à investir aux États-Unis. Il ne faut pas oublier que les États-Unis restent, dans l’ensemble, un partenaire économique solide, doté d’une histoire d’investissement stable et favorable. Il s’agit donc de peser l’ensemble de ces facteurs – risques et opportunités – pour chaque entreprise.

Quel conseil donneriez-vous aujourd’hui aux entreprises visant une croissance internationale ?

Cari Stinebower : Le premier réflexe : évaluer son exposition à la Chine. Il est temps de diversifier ses implantations, de sécuriser ses chaînes d’approvisionnement, et de privilégier une production plus proche géographiquement. Nous pensons qu’à terme, il y aura une stabilisation de la situation au Moyen-Orient, notamment en Israël, et aussi une réintégration progressive de la Russie dans l’économie mondiale. Si ces deux évolutions se concrétisent, cela pourrait ouvrir de nouvelles opportunités de réengagement sur ces marchés. Mais d’ici là, disons pour les trois à sept prochaines années, nous recommandons clairement aux entreprises de s’éloigner d’un modèle basé uniquement sur un approvisionnement en provenance de la Chine.

Sara Susnjar : Il ne s’agit pas de se replier sur soi, mais d’adopter une approche locale dans chaque juridiction. Comprendre les lois, les cultures réglementaires, c’est fondamental. La réglementation peut devenir un véritable levier stratégique – que ce soit en IA, en sanctions, en crypto-actifs ou en investissement étranger. Il faut aussi renforcer la résilience : diversifier, rapprocher et digitaliser les chaînes de production.

Et côté investisseurs américains, voit-on un regain d’intérêt pour l’Europe ?

Sara Susnjar : Nos clients veulent continuer à s’engager dans l’UE. L’intérêt porte sur la défense, l’industrie aérospatiale, les énergies renouvelables et bien sûr l’IA – qui, par nature, a une portée mondiale. Nous voyons aussi de nombreux investisseurs s’intéresser à des PME françaises en difficulté mais avec un haut niveau de spécialisation. Ces acquisitions de niche sont de plus en plus recherchées.

Dans ce nouveau contexte de concurrence internationale, comment l’Europe peut-elle réagir pour attirer les investisseurs étrangers ? Et quelles pratiques américaines pourraient inspirer les entrepreneurs français ?

Cari Stinebower : Côté américain, ce qui intéresse ce sont les avantages fiscaux et les incitations à l’investissement. Maintenant, est-ce que ce modèle est transposable dans le cadre de l’Union Européenne ? Cela reste à déterminer.

Sara Susjnar : L’Europe a surtout besoin de plus d’harmonisation entre les États membres, en matière de fiscalité, de droit du travail, de réglementation numérique et de protection des données. L’Union Européenne doit agir comme un bloc unifié. Cela signifie aussi rationaliser les procédures d’approbation, notamment pour les fusions-acquisitions et les opérations transfrontalières, afin qu’elles soient plus rapides. Enfin, l’Europe devrait renforcer son leadership industriel et son rôle moteur en matière d’innovation.

Existe-t-il d’autres législations ou réglementations spécifiques – comme celles sur les sanctions, les droits de douane ou même l’intelligence artificielle – qui vont jouer un rôle dans les transactions ou dans les affaires en général ?

Cari Stinebower : L’un des grands défis liés aux sanctions est celui de la Russie où il existe une coalition très large – Union Européenne, Canada, Nouvelle-Zélande, Australie, Japon, et d’autres encore – mais malgré cela, des différences subsistent entre les juridictions, ce qui complexifie la conformité à l’échelle mondiale. Il faut que l’exécution de ces mesures soit, si ce n’est identique, du moins aussi similaire que possible entre les différentes zones pour éviter les écarts d’interprétation et les différences d’application. Quant à l’IA, on observe des écarts d’approche : certains plaident pour une IA ouverte, d’autres insistent sur l’instauration de droits de propriété intellectuelle.

Sara Susjnar : Quand on regroupe toutes les réglementations – sanctions, AI Act, MiCA, réglementation sur les actifs numériques en Europe – ce qui ressort, c’est que la plupart ont un effet extraterritorial ou nécessitent une conformité multi-juridictionnelle.Beaucoup d’entreprises ne s’y préparent pas suffisamment, alors qu’elles le devraient.

Cari Stinebower : On le voit dans le domaine des contrôles à l’exportation, où l’Union Européenne, le Royaume-Uni et les États-Unis cherchent à harmoniser leurs positions, notamment sur la propriété intellectuelle. Ces pays commencent à considérer certaines technologies sensibles – en particulier l’IA et les puces électroniques – comme des enjeux de sécurité nationale.

 

 

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