La tempête déclenchée par Donald Trump avec sa guerre commerciale, et le rafraîchissement de la relation transatlantique qui s’en est suivi, n’ont pas suffi à étancher la soif de croissance externe des entreprises françaises aux États-Unis. Au cours des dernières semaines, elles sont en effet plusieurs à y avoir bouclé des acquisitions ou à être entrées en négociations exclusives avec une cible locale. Parmi elles, on retrouve par exemple Capgemini (WNS Global Services), Airbus (actifs du sous-traitant SpiritAeroSystems), Kersia (activité nettoyants et désinfectants de Neogen), Clean Cells (Karyologic, expert dans les services de caryotypage) ou encore Apave (IRISNDT, société spécialisée en inspection et contrôles non destructifs).
Une activité en valeur divisée par cinq
Néanmoins, force est de constater que les récentes annonces de l’hôte de la Maison Blanche au sujet des droits de douane, fluctuantes et parfois contradictoires d’un jour sur l’autre, ont pesé sur l’activité de fusions-acquisitions. D’après Dealogic, un peu plus de 2 000 transactions de M&A ont ainsi été enregistrées aux États-Unis durant le premier trimestre. C’est un quart de moins que l’an dernier sur la même période et… le plus faible total depuis plus d’une décennie ! S’agissant spécifiquement des transactions qui impliquent un acquéreur tricolore, la tendance est comparable. Selon un autre fournisseur de données, LSEG, 22 rachats de cibles américaines ont été recensés entre janvier et mars pour une somme cumulée de 1,27 md $, contre 28 un an plus tôt pour une valeur agrégée cinq fois plus élevée.
Les perspectives s’annonçaient pourtant meilleures. « S’accompagnant de fortes attentes de la part des agents économiques et financiers, la victoire de Donald Trump lors des élections de novembre 2024 avait conforté la volonté des grands groupes français et européens, confrontés notamment à la décélération de l’activité en Chine, d’accroître leur présence outre-Atlantique via des opérations de croissance tant organique qu’externe », rappelle Augustin d’Angerville, head of M&A France chez JP Morgan. Dans une étude publiée en début d’année par PwC, seulement 15 % des chefs d’entreprise français déclaraient effectivement considérer les tensions internationales comme un risque important, et 42 % de ceux qui prévoyaient des investissements à l’étranger précisaient cibler en priorité les États-Unis.
D’autres priorités à gérer
Mais l’ampleur des relèvements des tarifs douaniers dévoilés début avril lors du « Liberation Day » est venue enrayer cette belle dynamique. « Comme ce fut le cas au début de la pandémie de Covid-19, les entreprises présentes à l’international ont dans un premier temps dû s’atteler à d’autres priorités que le M&A, poursuit Augustin d’Angerville. En l’occurrence, face à la hausse brutale des droits de douane, toutes ont cherché à évaluer les impacts sur leurs coûts opérationnels, sur leur chaîne d’approvisionnement… ». Un avis largement partagé chez les banquiers d’affaires. « Les entreprises sont dans une position d’attentisme face à cette volatilité », relate Franck Ceddaha, managing partner chez Degroof Petercam Finance.
Cet attentisme a d’ailleurs été nourri par d’autres propos politiques. Outre les incertitudes macroéconomiques et géopolitiques du moment, les récentes déclarations du fils de Donald Trump visant le groupe Danone ont contribué à ajouter du trouble au trouble, confirment des banquiers. Projetant de mettre la main sur la société américaine Lifeway, dont il détient déjà 20 % du capital, le géant français de l’agroalimentaire a été accusé par Donald Trump Junior d’être un cheval de Troie du Parti communiste chinois.
Une poursuite des process en cours
Malgré ces coups de froid et le ralentissement de l’activité M&A, les professionnels préfèrent voir le verre à moitié plein. « Lorsque la cible n’est pas affectée par les relèvements des droits de douane et se trouve dans l’univers mid-cap, la plupart des process continuent à se dérouler de façon classique. S’agissant des dossiers pour lesquels la remise d’offres est attendue dans les semaines qui viennent, nos clients ont tendance à poursuivre les due diligences engagées et à attendre leur finalisation avant d’entériner leur décision finale », observe Patrick Perreault, responsable M&A France et co-responsable M&A mondial chez Société Générale. Conscientes que le climat actuel n’est pas propice à la réalisation d’acquisitions, « bon nombre de sociétés profitent du climat d’attentisme actuel pour avancer dans la préparation et la structuration d’opérations stratégiques prévues de long terme, telles que des projets de séparation, qu’elles activeront une fois l’incertitude levée », ajoute Charlotte Karsenti, associée M&A, spécialiste des projets d’intégration et de désinvestissement chez Deloitte. Or plusieurs de ces cessions d’actifs à venir visent notamment à dégager des marges de manœuvre bilancielles en vue de financer de futurs rachats, outre-Atlantique notamment.
Surtout, les démarches de prospection de cibles américaines continueraient de battre leur plein. « Les sociétés attendent il est vrai que la poussière retombe pour bouger leurs pions, mais elles ont digéré en partie le choc du Liberation Day et se préparent déjà au coup d’après », assure un praticien. De fait, leurs dirigeants et administrateurs s’évertuent à voir plus loin. « Même si la croissance américaine est appelée à pâtir à court terme des mesures de l’administration Trump, les entreprises restent conscientes que les États-Unis restent un marché structurel porteur (large base de consommateurs, chômage faible…), avec des atouts que peu d’autres pays disposent. Les dernières évolutions relatives aux discussions sur les tarifs, notamment avec la Chine, sont d’ailleurs porteuses d’espoir », fait remarquer Augustin d’Angerville. En outre, le M&A est perçu par beaucoup comme l’arme anti-tarifs douaniers parfaite. Voilà qui augure donc de meilleurs lendemains pour l’axe transatlantique.
Arnaud Lefebvre
Chiffres clés
Plus de 54 mds€
montant des exportations françaises vers les États-Unis en 2023 ;
Plus de
4 200 filiales
de groupes hexagonaux opèrent outre-Atlantique ;
370 mds$
d’investissements directs français aux États-Unis en 2023, soit 6,9 % du total des IDE entrants dans le pays ; dans le même temps, les IDE américains en France s’établissaient à
142,1 mds$.
Les entreprises américaines prospectent toujours
Selon LSEG, une trentaine d’entreprises américaines ont racheté des sociétés tricolores durant le premier trimestre, pour un montant agrégé avoisinant 1 md$. Sur la même période de 2024, 29 transactions de cette nature avaient été conclues, pour une somme totale de 1,3 md$. À en croire les experts en fusions-acquisitions, l’activité, relativement stable, aurait toutefois pu être plus dynamique. « Certains groupes américains qui envisageaient de racheter une cible française tournée vers l’export ont mis leur projet en pause à la suite des annonces de l’administration Trump sur les tarifs douaniers, qui poussent à redessiner certaines théories d’investissement », fait en effet remarquer Charlotte Karsenti, associée M&A, spécialiste des projets d’intégration et de désinvestissement chez Deloitte. Alors que les acquéreurs américains sont généralement actifs dans l’Hexagone – 355 opérations en 2024, 401 en 2023 et 390 en 2022 selon une récente étude de PwC –, beaucoup s’attendent à une accélération des initiatives dans les mois qui viennent. « À court terme, l’économie américaine pourrait être la première à pâtir des mesures annoncées par Donald Trump. Dans ce contexte, les investisseurs américains pourraient chercher à se renforcer sur d’autres marchés afin de diversifier leurs risques, en particulier en Europe », estime Franck Ceddaha, managing partner chez Degroof Petercam Finance.