Pour croire encore
à l’avenir de la presse papier, il faut être un militant engagé ou un imprimeur résilient
et pragmatique.
Léonce-Antoine Deprez est sans doute un peu des deux. L’arrière-petit-fils du fondateur de l’imprimerie centenaire éponyme l’a sauvée de la faillite à la barre du tribunal d’Arras début 2021, à la faveur de l’ordonnance du 20 mai 2020 simplifiant la reprise d’une entreprise en difficulté par son ancien dirigeant ou actionnaire. Près de quatre ans plus tard, il a réussi à renouer avec la rentabilité en réduisant la voilure et en misant sur une nouvelle génération d’éditeurs de presse magazine à succès. L’imprimeur des magazines So Foot, Society ou encore So Good en vogue chez les trentenaires, est aussi un fervent défenseur de la vertu de la presse indépendante, comme « dernier bastion de la démocratie » … Un combat qui renoue avec l’origine de l’entreprise, intimement liée au développement de la presse régionale.
Une patronne aux rotatives
L’histoire commence en 1922 à Béthune. L’arrière-grand-père de Léonce-Antoine Deprez, Célestin Basin, acquiert le journal L’Avenir de l’Artois et son imprimerie située en centre-ville. À cette époque, l’imprimeur maitrisait l’ensemble de la chaîne de valeur, de la plume à la fabrication. Dans les années 50, sa fille, Éliane Basin, reprend la succession. « Une pionnière dans une industrie très peu féminisée même de nos jours », tient à préciser son petit-fils Léonce-Antoine. Si la patronne met la main dans le cambouis des rotatives, c’est son mari Léonce Deprez qui rebaptisera l’entreprise à son nom. Celui qui fut le maire emblématique du Touquet de 1969 à 1995 et l’artisan de la transformation de la ville en station balnéaire huppée, a dédié sa carrière à la politique en remportant successivement des mandats de député du Pas-de-Calais de 1986 à 2007. L’imprimerie éponyme prospérait pendant ce temps sous la direction de sa femme, puis de son fils Léonce-Michel Deprez qui en a pris les manettes à la fin des années 80. Quant au journal « L’Avenir de l’Artois », son destin est resté lié à l’imprimerie sous la direction de la sœur de Léonce-Michel, Marguerite Deprez-Audebert, également femme politique, jusqu’à sa revente à la fin des années 90 au groupe La Voix du Nord.
L’âge d’or de la presse magazine
Les années 90 connaissent l’explosion de la presse magazine moyen tirage et l’imprimerie se spécialise avec succès dans ce secteur. « À cette époque, mon père opère de grands changements sur le parc machines : il investit en rotatives avec sécheur pour développer l’impression de magazines, et compenser la chute de la presse hebdomadaire régionale », retrace Léonce-Antoine Deprez. C’est l’âge d’or de la presse magazine avant le raz-de-marée d’internet qui laminera le secteur. L’imprimeur prospère sur la trace de ses clients éditeurs à tel point qu’il se retrouve à l’étroit dans son usine de Béthune et ouvre un deuxième site près d’Arras. À son apogée, la PME familiale réalisait 40 M€ de chiffre d’affaires et employait 150 salariés. Et c’est au pic de la croissance, à la veille de la crise, que Léonce-Antoine embarque dans l’aventure en 2006 avec pour mission de prospecter la région du Sud-Ouest depuis Bordeaux. « Je ne connaissais rien au métier et j’ai appris sur le terrain en me frottant aux clients », témoigne le dirigeant, qui avait fait ses premières armes dans la logistique chez l’Oreal, puis Auchan, après des études en école de commerce. Après s’être familiarisé avec l’écosystème des arts graphiques et de l’édition et s’être heurté à des portes fermées dans le milieu très conservateur bordelais, le jeune imprimeur s’installe à Paris pour se rapprocher des éditeurs franciliens. L’entreprise y compte déjà quelques clients pour l’impression de magazines de niche comme ceux sur les sports automobiles du groupe Michel Hommel qui n’ont pas su prendre le tournant digital et ont périclité à la fin des années 2000.
À la recherche
d’un nouveau souffle
À moins de trente ans et dans un secteur frappé de plein fouet par la crise de 2008, Léonce-Antoine Deprez décide de changer de braquet et de se rapprocher des jeunes entrepreneurs de son âge qui disruptaient une presse magazine délaissée par ses lecteurs vieillissants. Ses rencontres avec Benoit Baume, ex-journaliste fondateur du magazine photos Fisheye et plus encore, celle avec Franck Annese, fondateur du groupe So Press qui a lancé avec succès les titres So Foot et Society, furent déterminantes pour assurer un relais de croissance à ses deux usines. Mais non suffisantes pour que les rotatives tournent à plein, d’autant qu’en 2011, l’entreprise investit dans une nouvelle machine, une 48 pages, adaptée aux formats de ses nouveaux clients de la presse hebdomadaire. Pour conquérir de nouveaux éditeurs, Léonce-Antoine Deprez sort des sentiers battus de la prospection classique en misant sur le prestige politique de son grand-père. Il se fera ainsi introduire par le « patriarche » auprès de son confrère député à l’Assemblée, Olivier Dassault, alors vice-président du groupe de presse Valmonde, auquel appartient Valeurs Actuelles avec lequel il décroche un contrat d’impression. « À l’époque, le magazine n’avait pas encore fait son virage à l’extrême droite et était fréquentable », tient à préciser l’entrepreneur, dont la famille s’est toujours inscrite dans une droite modérée et républicaine. L’imprimeur se lance également sur le marché des prospectus pour amortir ses investissements techniques mais les années 2014/2015 marquent un tournant dans les difficultés irréversibles de la presse et la PME familiale se retrouve lestée d’impayés et de chiffre d’affaires non rentable. Léonce Deprez ajoute à ses difficultés en tentant une diversification malheureuse en rachetant un routeur. « L’idée d’une intégration verticale faisait sens mais nous avons été confrontés à des problèmes sociaux et des difficultés non anticipées qui ont précipité notre chute et le dépôt de bilan en 2019 », raconte Léonce-Antoine Deprez. Après des tentatives infructueuses de trouver un acquéreur, Léonce-Antoine Deprez et son père décident de plancher sur une restructuration de l’entreprise sur des bases plus saines. « J’ai équipé l’entreprise d’un nouvel ERP digitalisant le process du devis à la facture qui a permis d’économiser quatre étapes employant une dizaine de salariés et nous n’avons pas renouvelé des départs à la retraite pour réduire les effectifs de 150 à 120 salariés », détaille le dirigeant de l’entreprise qui réalisait à l’époque une quarantaine de millions d’euros de chiffre d’affaires, dont la moitié à perte.
Réduire la voilure
Et c’est dans ce contexte que le covid est venu laminer les revenus de l’imprimeur avec un chute de 70 %. Le chômage partiel mis en place par les pouvoirs publics, le télétravail généralisé et la digitalisation des process déployée juste avant la crise sanitaire sont l’occasion pour Léonce-Antoine Deprez de prendre du recul et d’analyser la situation sur un périmètre réduit à peau de chagrin. Loin de se laisser abattre, il en tire quelques motifs d’espérer. « La presse était considérée comme un bien de première nécessité et nous continuions quand même à tourner en mode restreint mais viable », confie le jeune patron, qui se retrousse les manches pour entrer dans la bataille judiciaire de la reprise à la barre de sa propre entreprise. Profitant de l’ordonnance de mai 2020 qui assouplissait les conditions pour que les anciens actionnaires/dirigeants des entreprises en difficultés candidatent à leur reprise au tribunal, il se lance en compétition avec quatre concurrents plus intéressés par le portefeuille clients de l’imprimeur que par ses salariés. Léonce-Antoine Deprez monte une nouvelle structure en s’alliant avec un partenaire industriel à hauteur de 30 % du capital, le groupe Sprint, et parvient à lever 2 M€ auprès de sa banque, de la région et de la chambre de commerce d’Arras, pour financer la reprise. Son business plan est jugé crédible et le soutien de ses salariés rassurent le tribunal de commerce qui lui redonne les clés de l’entreprise. Pour redimensionner l’outil de production à son nouveau périmètre, l’usine d’Arras est fermée et Léonce Deprez se recentre sur le site de Béthune avec 55 salariés issus de la reprise. Pour 2021, l’estimation de chiffre d’affaires de 15 M€ a finalement été dépassée de 2 M, et l’entreprise a retrouvé un rythme de croisière aujourd’hui avec des revenus annuels de 20 M€. De quoi lui permettre d’investir 2 M dans une nouvelle machine, de recruter une dizaine de salariés supplémentaires et de se projeter dans un avenir où le papier continuera à exister malgré la prolifération des écrans.