CRUISELINE EST PRESQUE UN MIRACULÉ DU COVID.
Car non seulement l’agence de voyages en ligne monégasque a vu son activité réduite à zéro par la crise sanitaire, mais cette dernière a également sabordé son LBOter signé le 3 février 2020, un timing qui ne pouvait plus mal tomber... Du jour au lendemain, le voyagiste est passé du rôle de pépite préemptée pour une valorisation de près de 180 M€ par le fonds lower mid cap Abénex à celui de patate chaude que le tout nouvel acquéreur s’est empressé de rejeter. Parmi les rares process avortés pendant le confinement, Cruiseline a même défrayé la chronique en faisant l’objet d’une judiciarisation du conflit entre le cédant Montefiore et l’acquéreur Abénex. Le litige a d’abord été tranché en faveur d’Abénex en première instance par le tribunal de commerce de Paris fin juillet 2020, considérant que l’impact radical de la crise sanitaire sur le secteur de la croisière ne permettait pas de lever les conditions suspensives à la réalisation de l’opération malgré le « staple financing » fourni par Tikehau, unitrancheur du précédent LBO de 2017 et pourvoyeur de la dette portable pour ce LBOter tué dans l’oeuf. Un jugement renversé en appel en octobre 2022 donnant gain de cause à Montefiore sur le préjudice subi.
Un lender-led pour sortir de l’impasse
Mais entre-temps, l’entreprise avait changé de mains, passant sous le contrôle de son créancier Tikehau fin 2021. C’est ce dernier qui apporte une sortie par le haut à l’impasse à laquelle était confrontée Cruiseline avec une structure financière désormais inadaptée à son chiffre d’affaires, passé de 190 M€ en 2019 (en hausse de 50 % en trois ans !) à moins de 40 M€ en 2020, effondré de plus de 80 % depuis l’avènement du covid. « Tikehau était dans son rôle car il assumait la quasi-totalité du risque face à un sponsor qui avait déjà sécurisé une partie significative de son investissement lors de la recapitalisation réalisée en 2019 grâce à la surperformance de l’entreprise, en avance de deux ans sur son business plan », explique Pierre Pelissier, aux manettes opérationnelles de Cruiseline depuis plus de dix ans et son actionnaire à hauteur de 28,5 % à titre individuel, et à presque 40 % avec les autres membres du management. « Même si nous avions assez de cash pour tenir plusieurs mois, cette solution a permis d’éviter de payer des intérêts pendant un an et demi », poursuit le dirigeant. Ainsi, face au refus de Montefiore de remettre 35 M€ d’equity réclamés par le fonds de dette privée pour rééquilibrer le tour de table, Tikehau a donc converti les près de 80 M€ d’unitranche en capital, devenant actionnaire majoritaire de Cruiseline, dans un montage en waterfall qui permettrait à Montefiore de retrouver une petite partie de son equity en cas de retour à meilleure fortune.
Surnager pendant le « stop and go »
Autant dire que cette période fut pour le moins chahutée pour Pierre Pelissier et son équipe ballottés entre la nécessité de maintenir leur entreprise à flot et les vicissitudes d’un actionnariat qui tangue. « Nous étions tous mobilisés pour assurer la survie de l’entreprise dans ce contexte inédit où l’arrêt de l’activité se prolongeait de semaine en semaine sans offrir de visibilité sur la sortie de crise », témoigne le président de Cruiseline, qui a dû sabrer près de la moitié de ses effectifs essentiellement composés d’opérateurs de centres d’appels tout en négociant des aides avec les armateurs sur les reports de croisières. « On s’est fait insulter pendant deux ans mais on est restés ouverts », sourit Pierre Pelissier. Le dirigeant rend d’ailleurs grâce au coup de pouce de l’État, et notamment à la loi autorisant de repousser les remboursements pendant 18 mois, qui lui a permis de garder un Ebitda flat sur la période. Le voyagiste a ainsi réussi à conserver un stock de clients même s’il a fallu pour certains reporter la croisière à cinq reprises pendant le « stop and go » usant qui a rythmé les mois post-confinement, la vague Omicron ayant encore impacté le premier trimestre 2022. Cruiseline a pourtant réussi à capter de nouvelles parts de marché chez les voisins européens, moins soutenus par les aides publiques, et notamment en Italie dont la part a quasiment doublé dans le chiffre d’affaires du groupe entre 2019 et 2023, représentant le deuxième pays avec 26 % des revenus derrière la France qui pèse 36 % et devant l’Allemagne et ses 23 %. De quoi conforter le rang de l’ex-QCNS Cruise, rebaptisé Cruiseline en 2018, parmi les principaux distributeurs européens en ligne de croisière. Son offre s’appuie sur différents sites internet traduits en 6 langues issus de rachat de noms de domaine comme Croisieres.fr pour la France ou Cruceros.com pour l’Espagne ou encore Crociere.com en Italie. Plus de 35 opérateurs et 45 compagnies ont noué des partenariats avec Cruiseline, proposant des croisières de la Méditerranée aux Caraïbes mais également en Europe du Nord.
Des bateaux « parc d’attractions »
Après avoir touché le fond en 2020, les revenus ont renoué avec les chiffres records pré-covid. Car si les croisières ont redémarré plus tardivement que les autres modes de voyage, vers avril 2022, elles ont bénéficié d’un effet rattrapage sur l’année 2023.
Ainsi, Cruiseline a réalisé un chiffre d’affaires d’environ 150 M€ en 2022 mais table sur plus de 200 M€ en 2023, soit au-dessus du chiffre d’affaires maximal atteint en 2019. Un retour à la normale qui ne surprend pas le stoïque dirigeant du numéro un de la croisière en ligne français, qui n’a jamais douté du redémarrage des réservations malgré les sombres prédictions des tenants d’un monde d’après sans croisière qui s’amuse, ni paquebot qui pollue. « Le secteur a su se relever d’autres crises comme du naufrage du Costa Concordia en 2012 qui avait eu des conséquences terribles. Mais quand je vois le taux de satisfaction des clients et leur hâte de repartir en croisière, je n’ai aucun doute sur l’avenir radieux du secteur, même s’il a mauvaise presse pour des raisons qui ne sont plus justifiées et notamment l’écologie sur laquelle les nouveaux paquebots ont fait des progrès énormes », plaide le dirigeant, intarissable sur l’histoire de son industrie : « Au début des années 2000, les premiers bateaux «tour» sont arrivés avec beaucoup de cabines balcon.
Ça a été la première révolution. Ensuite, à partir de 2010-2015, sont apparus les bateaux «parc d’attractions», beaucoup plus gros et avec de plus en plus de divertissements à bord : simulateurs de parachutisme ou de chute libre, simulateurs de surf, tyroliennes, aquaparcs… » Ces « all inclusive » flottants attirent d’ailleurs une population de plus en plus jeune, contrairement à l’image répandue de croisières pour les seniors, et se démocratisent avec des tarifs de plus en plus accessibles. La moyenne d’âge des clients de Cruiseline tourne ainsi autour de 44 ans, et l’inflation qui touche les autres modes de transport aurait apparemment épargné les croisières, d’où un effet report pour des touristes échaudés par la flambée des prix des vols. « Notre panier moyen est de 1 085 euros par passager en 2023 soit 3 euros de plus qu’en 2019 », illustre Pierre Pelissier, qui explique le maintien de ces prix par le gigantisme des paquebots dont la rentabilité a doublé ces dernières années, ce qui leur permettrait également un taux de renouvellement plus rapide vers des bateaux moins polluants. « Les nouveaux bateaux ont tous des centrales d’épuration à bord, c’està- dire qu’ils ne rejettent dans la mer que de l’eau claire, et les déchets sont compactés et conservés à bord jusqu’à leur débarquement à terre. L’arrivée du gaz naturel liquéfié (GNL) dans la propulsion a mis fin à l’émission de soufre, et les bateaux qui ne sont pas au GNL sont équipés de filtres à particules pour capturer le soufre et le retraiter », détaille le dirigeant qui, en retrouvant son rythme de croisière, vient également de refondre son tour de table en passant sous le contrôle de Perwyn. La holding d’investissement de la famille Perrodo investit 45 M€ pour détenir 65% du capital, valorisant l’entreprise une centaine de millions d’euros.