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Entreprises : s’adapter et agir pour repartir efficacement

Le premier confinement a engendré, à tous les niveaux, une profonde stupéfaction. Très rapidement, l’immobilisme a cédé à la volonté de tous, dirigeants, salariés, politiques, de se mobiliser pour être combatifs et maintenir un cap pour sauvegarder nos entreprises. Si l’État s’est montré à la hauteur, tant en réactivité que dans le nombre important de mesures prises pour soutenir l’économie et ses acteurs, cette situation de crise sanitaire et ses contraintes importantes perdurent au-delà de ce que nous pouvions escompter. Elles modifient en profondeur nos usages de vie, de travail et de consommation, faisant souffrir de nombreux secteurs d’activité. Ces changements drastiques et les contraintes sanitaires font redouter que les défaillances d’entreprises atteignent de tristes records. Pour d’autres, il implique la nécessité de se réinventer, de revoir son business model et de faire preuve d’ingéniosité malgré le peu de visibilité. Comment une entreprise s’adapte-t-elle pour repartir durablement dans un contexte si difficile ? Quels sont les leviers ? Comment repenser son business model ? Avec quels appuis ?


Avec : Michel Rességuier, président de Prospheres, Frédérique Montresor, dirigeante de Bleu Reflet et présidente de Action’elles, Pierre-Alain Bouhénic, avocat associé du cabinet Brown Rudnick, Gérald Karsenti, président de SAP France, Laurent Pfeiffer, président du directoire de Dalloyau et BPI group et Natanael Wright, président et fondateur de Wall Street English ;


Propos recueilli par Lucy Letellier - Photographies de Mark Davies 

Quelle voie pour rebondir ?


Pierre-Alain Bouhénic : La crise à laquelle nous sommes confrontée est atypique à plusieurs égards. Les crises que nous avons traversées jusqu’alors étaient de deux ordres. Les premières, d’ordre conjoncturel, étaient composées de cycles et de contre-cycles, tandis que les secondes étaient sectorielles. La situation actuelle est différente puisqu’elle est inconnue, inédite. Nous sommes confrontés à une typologie de crise qui touchent de multiples acteurs, à des stades divers de leur développement, de leur situation économique, avec des rebonds qui seront différents.


Depuis le début du confinement et jusqu’à une date assez récente, les dossiers pour lesquels des procédures amiables ou judiciaires étaient ouvertes, étaient ceux sur lesquels nous travaillions déjà avant la période du Covid-19. Leur complexité a été accrue, soit par le Covid — car le rebond est difficile lorsque l’activité est inexistante — soit parce que la phase de rebond s’est avérée impossible compte tenu de la crise. Il s’agit de la première typologie de situation. La deuxième typologie de situation identifiée concerne les modèles économiques ayant été modifiés par le Covid-19. Cette mutation de l’activité a été soit accélérée, soit générée par la crise. Le tout, avec des changements des modes de consommation et des adaptions nécessaires à ces derniers. La troisième typologie de crise concerne une série de secteurs durablement touchés ou qui le seront dans le futur. Sont notamment concernés, le transport, l’aéronautique, l’automobile, l’hôtellerie, les médias ou encore le milieu du spectacle. Enfin, toutes les sociétés sont touchées par une baisse du chiffre d’affaires et de l’activité, dont la difficulté est temporaire. Toutes ces typologies de crise n’auront pas droit au même rebond. Pour certaines, on peut même se demander si elles y auront droit. Est-ce qu’une tranche de ces activités ne sera pas, de fait, sacrifiée ?


Le rebond peut se définir comme la capacité à prendre de l’élan et à changer de direction, c’est-à-dire à inverser une descente et à amorcer une hausse. La première étape du rebond est d’anticiper, prévoir et prendre les mesures correctives immédiates. Pour les entreprises qui ont bien anticipé, prévoir correspond essentiellement à des sujets de trésorerie. Pour d’autres, il s’agit plutôt d’une anticipation de la mutation de leur business model. Une nécessité domine dans tous les cas : gouverner, c’est d’abord prévoir. Or, il s’agit parfois de prévoir de la manière la plus pessimiste possible pour être en mesure de prendre le bon rebond…


Michel Rességuier : Trois dimensions sont à prendre en considération pour le chef d’entreprise. La dimension la plus technique et la plus facile, est la question du financement ; c’est-à-dire, comment est-ce que je finance mon activité pendant cette période ? Il y a ensuite deux dimensions plus complexes à prendre en considération. La deuxième dimension concerne la modification structurelle du modèle économique pour un certain nombre d’entreprises. Prenons l’exemple du retail, par exemple les magasins d’articles de sport ou les salles de fitness. Le magasin de demain ne sera probablement pas identique à celui d’hier ou d’aujourd’hui. Toutefois, nous ne savons pas ce qu’il sera exactement. À l’inverse, les yaourts ne ressentent pas la crise de la Covid-19.



Michel Rességuier, président de Prospheres "Je fais partie de ceux qui pensent depuis le mois de mars 2020, que cette crise est le détonateur d’une bascule sociétale."


La troisième et dernière dimension, qui touchera tout le monde, est celle des hommes et du management. Je fais partie de ceux qui pensent depuis le mois de mars 2020, que cette crise est le détonateur d’une bascule sociétale. La majorité de la population, notamment les plus âgés d’entre-nous, demande plus de protection (un troisième confinement et des masques plus protecteurs notamment). Or la culture sociétale a nécessairement un impact sur la culture de nos entreprises.


Gérald Karsenti : C’est la première fois que les avis divergent en ce qui concerne la façon de gérer la crise que nous traversons. Lors de la crise de 2008, où le système financier s’était effondré, à cause des subprimes, il y avait un consensus pour dire que nous étions pris dans un engrenage que l’on subissait sans vraiment pouvoir y échapper. Lors de l’éclatement de la bulle internet, quelques années plus tôt, c’était un peu la même chose. Cette fois-ci, il y a ceux qui pensent que l’on en fait trop pour l’humain, d’autres pas. Il existe donc un désaccord profond sur la manière dont cette crise doit être gérée et les désaccords fusent. Le problème n’est même plus économique ou social, il est d’abord politique. Nous sommes dans une situation où personne ne veut prendre de risques.



Un inévitable bouleversement des modèles


Gérald Karsenti : Pour les entreprises ayant une structure plus traditionnelle, le choc causé par le Covid est équivalent à celui d’une start-up venant heurter une « bricks and mortar ». C’est un choc d’une telle violence, que si l’on n’est pas préparé à le recevoir, le business model est totalement perturbé. Il s’agit aussi d’un accélérateur pour beaucoup d’entreprises, pour les aider à comprendre que la digitalisation et le fait d’être capable de réagir avec agilité à n’importe quel impact est absolument vital. Pour les sociétés de type start-up, qui étaient déjà en mode digital pour une bonne partie, il s’agit, là-encore, d’un accélérateur. Elles sont obligées de repenser leur business model, malgré le fait qu’elles soient digitalisées. Elles doivent se demander comment faire face aux difficultés qui se présentent et qui sont nouvelles. Ce n’est donc pas le Covid-19 qui change les business models. Il est simplement en train d’accélérer les mutations en cours, quelle que soit la forme de l’entreprise, petite ou grande, start-up ou pas. Même sans cette crise sanitaire, la plupart des entreprises auraient eu à affronter ces problématiques quoi qu’il arrive, dans 2, 5 ou 10 ans. Chez SAP, notre activité a bien-sûr été impactée comme pour tous, mais les résultats ont plutôt été corrects. Nous sommes en effet habitués à travailler dans un environnement technologique, donc le télétravail n’était pas insurmontable pour nos équipes. Nos clients ont l’habitude de travailler avec nous de cette manière. Et puis, surtout, les PME/PMI ont compris que la digitalisation était pour elles une question de survie et ont accéléré leur « plan digital ». Les grandes entreprises se sont quant à elles rendues compte qu’elles devaient accélérer leur mutation qu’elles avaient débutée après 2008-2009. Mais la vie avait repris son cours et beaucoup de ces plans de transformation avaient été ralentis. Elles sont rappelées à l’ordre une dizaine d’années plus tard.


En revanche, les projets jugés superflus ou non prioritaires ont été décalés, voire suspendus. Les projets vitaux, par exemple l’amélioration de la supply chain, ont eu des répercutions bénéfiques sur tous les services, notamment celui des ressources humaines. La gestion des talents est devenue vitale dans ces moments de crise. L’entreprise doit s’appuyer sur les compétences et les équipes, sans oublier l’expérience client qui permet de comprendre ce qu’il se passe sur le marché.


Pierre-Alain Bouhénic : Je suis tout à fait d’accord sur le fait que l’on se trouve dans une phase d’accélération de la transition numérique, mais encore une fois, il ne faut pas surestimer le fait que la crise ait des impact qui sont différents, notamment selon les secteurs. Certains sont touchés au-delà de la transformation de leur modèle économique, comme les transports, l’hôtellerie et le monde du spectacle. La réponse ne se trouvera pas dans la modification de leur modèle économique. L’impact est immédiat. On ne connait pas encore la durée de rétablissement, mais l’impact est différent de la seule transformation du modèle économique. Le deuxième impact est financier. Le financement est la solution qui a été donnée. Mais le financement par voie de prêt est-il la solution adaptée à une perte de chiffre d’affaires pendant une durée indéterminée ?


Gérald Karsenti : Il faut reconnaître qu’en France, les entreprises sont très fortement aidées. On peut avoir un avis sur l’action gouvernementale sur de nombreux sujets, mais pas sur le plan financier. Le ministre de l’Économie, Bruno Lemaire, a pris des dispositions assez incroyables. Néanmoins, certaines entreprises ont déjà déposé le bilan et d’autres le feront prochainement. D’ici la fin de l’année 2022, nous devrons malheureusement faire face à de mauvaises surprises. Il y aura du chômage, de la détresse. Il faudra être prêt pour accompagner nos équipes et plus largement les citoyens de chaque État impacté.


Le secteur de l’hôtellerie, par exemple, était déjà en pleine transformation. Il était en train de réfléchir à la mutation de son business model, à une expérience client différenciante. Les hôtels et chaines hôtelières qui auront réussi à survivre verront leur business repartir comme avant. On peut penser que notre façon de voyager, de profiter des loisirs évoluera, mais on peut aussi en douter. À mon avis, l’activité reprendra très vigoureusement quand le virus sera vaincu.



Gérald Karsenti, président de SAP France "Ce n’est pas le Covid-19 qui change les business models. Il est simplement en train d’accélérer les mutations en cours"


Natanael Wright : Il y a deux types de crise : la crise cardiaque et le cancer. Aujourd’hui, nous sommes face à une crise cardiaque. Suffisamment pris à temps, un pontage est réalisé et la personne reste en vie. Pour le transport et l’hôtellerie, rien ne justifie que le modèle économique ne puisse pas continuer à survivre une fois que le monde fonctionnera comme avant. D’autres sociétés vont dans la mauvaise direction. On parlait « d’accélérateur », avec les financements notamment, mais dans notre métier on parle de « retardateur ». Des financements ont été donnés à des sociétés qui étaient en train de mourir. Bien entendu, le gouvernement a inséré une clause visant à l’empêcher. Une entreprise faisant l’objet d’une procédure en 2019 ne pouvait pas avoir accès au prêt garanti par l’État (PGE). Mais tout le monde ne fait pas l’objet d’une procédure et, très souvent, les sociétés naviguent entre deux eaux. Celles qui se trouvent juste avant l’ouverture d’une procédure sont beaucoup plus dangereuses que des sociétés en faisant déjà l’objet, aidées dans le refinancement de leur dette.


Gérald Karsenti : Même si l’image du cancer et de la crise cardiaque est intéressante, je ne crois pas que l’on se trouve dans l’une des deux situations. Je pense plutôt à une phlébite si l’on s’en tient à la même analogie. Une phlébite traine en longueur, n’est pas repérée tout de suite, même si l’on se sent mal. Une fois repérée, elle est traitée. Le sang est fluidifié pour éviter la formation de caillot. Si une phlébite est bien traitée, on peut survivre. À défaut, le caillot peut remonter dans le corps et causer un AVC ou un infarctus.


Nous nous trouvons face à une phlébite : comment faire pour traiter toutes les entreprises en leur injectant, non pas un anti-coagulant, mais des finances pour qu’elles puissent passer ce moment difficile et éviter les catastrophes ? Nous ne nous trouvons pas dans une situation de cancer parce que l’économie repartira, même si cela ne sera certainement pas avec tout le monde. La crise cardiaque ne correspond pas non plus en raison du caractère instantané, ce qui n’est pas le cas ici. Cela fait des mois et des mois que les entreprises sont heurtées par des chocs successifs. Certaines n’ont pas réussi à s’en sortir et d’autres vivotent, tandis qu’une troisième catégorie ne s’en sort plutôt pas trop mal.


Natanael Wright : La notion de crise cardiaque n’est pas à prendre dans sa temporalité. Mais plutôt dans celui de savoir si l’on peut repartir comme avant une fois que la crise sera finie, ou bien faudra-t-il prendre des anticoagulants à vie pour pouvoir continuer à vivre comme avant ?


Laurent Pfeiffer : En ce qui me concerne, je ne le vis pas comme un cancer. Comme dans toute crise - et pour reprendre un terme que l’on a beaucoup entendu - les entreprises qui ont déjà des comorbidités économiques auront beaucoup de mal à survivre. Si l’État a mis en place des mesures de soutien financier importantes, elles ne règleront pas la maladie. Car lorsque les maux sont installés, il est bien plus compliqué de relever les manches pour affronter une nouvelle crise économique d’une telle ampleur à laquelle nous ne sommes ni habitués, ni formés. Ces entreprises ont donc eu un sursis, mais derrière, elles devront non seulement sortir de cette crise mais en plus, faire face à un monde qu’elles ne (re)connaîtront pas. Qui peut prédire ce qui va arriver ? Aujourd’hui, certains secteurs d’activité s’en sortent encore mieux qu’avant. Je pense aux métiers du conseil, notamment dans les ressources humaines. Les métiers du commerce spécialisé également, comme celui de l’équipement de la maison, car les gens restent plus de temps chez eux. Les autres secteurs d’activité, ceux qui avaient déjà des difficultés ou ceux qui sont totalement à l’arrêt, comme l’hôtellerie, l’évènementiel, le tourisme dans sa globalité, y compris les compagnies aériennes — la restauration est un peu à part — seront les grands perdants. Nous, chefs d’entreprise, devons refondre nos business models. Mais la plupart d’entre nous étions déjà dans cette dynamique. Nous nous réinventons perpétuellement face aux nouveaux modes de consommation. Il faut de toute façon être agile pour pouvoir aborder tous les changements sociétaux.


Frédérique Montresor : L’entreprise que je dirige, Bleu Reflet, n’a pas été trop impactée par la situation car elle était déjà digitalisée. À la fin de l’année 2019, nous avons lancé une application qui répondait à l’expérience client, puisqu’il s’agissait de l’essayage de bijoux en ligne. Finalement, c’est tombé au bon moment. En tant que présidente d’Action’elles, pour toutes les femmes entrepreneurs, nous avons constaté énormément de créations d’entreprises fin 2020. C’est une grande et agréable surprise. Dès lors que nos formations ont été rouvertes, les membres ont répondu présents. Même si des webinars avaient été mis en place, ainsi que d’autres actions, le contact humain leur manquait. On nous demande régulièrement quand aura lieu la réouverture de nos « soirées réseautages ». Même si l’on ne travaillera plus de la même manière dans le futur, il y aura vraiment un équilibre à trouver entre le présentiel et le digital. Les gens ont besoin de se rencontrer et d’être soutenus. Surtout les chefs d’entreprise. Le besoin de partage est essentiel pour évoluer, comme le fait de sentir que l’on n’est pas seul.


Michel Rességuier : Je crois beaucoup en un modèle de vie dans l’entreprise et de management qui favorise la liberté, l’initiative et la prise de risques. Les travaux sur le sujet sont nombreux depuis une centaine d’années et régulièrement remis au goût du jour. Dans un univers où la norme technique de comportement devient la morale — c’est-à-dire que si je porte mon masque, je suis quelqu’un de bien et si ce n’est pas le cas, je suis un criminel —, la capacité à adapter l’entreprise à son environnement, ses clients et ses fournisseurs diminue. Aucune entreprise n’échappe à cette évolution. Même dans les sociétés qui se portent bien, le comportement des salariés se trouve modifié. La question fondamentale est de savoir comment, en tant que chef d’entreprise, les salariés peuvent être aidés à remettre davantage de sens dans leur travail. Il faut des normes pour vivre en société car si, à chaque feu rouge, je me demandais si sa présence à cet endroit avait du sens, je ne m’en sortirais pas. Mais, fondamentalement, je dois être capable de brûler (prudemment) un feu rouge si je transporte un enfant mourant à l’arrière de ma voiture. Il y a donc un sens qui prime sur la règle. Aujourd’hui, j’observe qu’il faut se donner du mal, beaucoup plus qu’il y a un an d’ailleurs, pour que les salariés ne considèrent pas la règle comme une finalité absolue.


Laurent Pfeiffer : On a beau vanter les mérites du télétravail, il faut rappeler que nous ne sommes pas tous égaux face au phénomène. Aucun salarié ne vit la même chose. Le taux de suicides est énorme. Le bureau est finalement un lieu d’équité dans le travail, peu importe la vie personnelle de chacun. Ce fléau psychologique s’installe, auquel s’ajouteront demain les deux ou trois millions de personnes qui perdront leur emploi après la pandémie. La crise sociale est inévitable. Et s’en relever sera plus dur que de traverser une crise économique. Comme dans toute pandémie, il y aura des morts, des vivants, du rebond économique, mais le plus compliqué sera la reconstruction sociale.



Les incertitudes liées au PGE


Pierre-Alain Bouhénic : Pour reprendre la métaphore médicale, la crise économique a été gérée de la même façon que la pandémie du Covid-19. Les mesures prises ont permis de ralentir les problèmes, sans les régler. On a limité l’ouverture de procédures collectives, parfois pour des sociétés qui auraient naturellement dû être concernées. On leur a apporté des solutions de financement avec le PGE, ou le FDES pour les sociétés qui n’avaient pas droit au PGE.


Rappelons tout de même que le PGE est octroyé par les banques, qui ont toujours la possibilité de le refuser. Il peut parfois servir, pour certaines banques, à se désengager des financements non-garantis qu’elles avaient. Ces mesures de financement apportent des solutions qui sont, à mon avis, impropres aux besoins. Le Covid a créé une détérioration du chiffre d’affaires, une perte pour les entreprises qui, pour beaucoup d’entre elles, vont se retrouver, en sortie de crise, avec un montant d’endettement supérieur à leurs capacités contributives. Personne ne sait encore ce que deviendra le PGE, s’il sera transformé en prêt participatif ou en OPCA, ni quel sera le rôle et le comportement de l’État ? Le PGE est un outil formidable, mais dangereux car la garantie que donne l’État limite la capacité de renégociation de la dette financière. Les banques ont en effet plus d’intérêts à appeler la garantie — rappelons le, à hauteur de 90 %— plutôt que de renégocier. Et surtout, elles ne peuvent pas se placer en dehors de la garantie, sauf à se mettre en risque.


Certaines entreprises ont eu des réactions opportunistes en spéculant sur le fait que le PGE donnerait lieu à des abandons et qu’il valait mieux, même si on n’en avait pas besoin, tirer le PGE pour disposer de fonds. Elles vont se retrouver avec un endettement important.


Nathanael Wright : Notre entreprise Wall Street n’y a pas eu recours car nous n’en avions pas besoin. Mais nos concurrents l’ont pris. Imaginons qu’ils n’aient pas à le rembourser, il y aura là une rupture de concurrence. Et je me demande si je ne dois pas en prendre un, « au cas où ».



Natanael Wright, président et fondateur de Wall Street English "Malgré ce qu’affirment les dirigeants d’établissements bancaires dans la presse, il y a une absence totale de recherche de solution de la part des banques."


Pierre-Alain Bouhénic : Beaucoup d’entreprises ont fait ce choix.


Michel Rességuier : Oui ! Et certaines ont gardé toute la trésorerie.


Pierre-Alain Bouhénic : Parfois, les banques appellent même les entreprises pour leur proposer des PGE !


Laurent Pfeiffer : J’ai demandé le PGE pour plusieurs entreprises. L’un d’eux m’a été refusé parce que le secteur est trop fragilisé. Les banques ont joué leur rôle de lecture bilantielle. Lorsque la majeure partie de l’activité est arrêtée, avec plus de 70 % de revenus en moins et qu’un grand nombre des salariés sont au chômage partiel longue durée, les banques jouent leur rôle de banquier : elles savent que le cash qui sera généré lors d’une année normale ne permettra pas de rembourser toute nouvelle dette additionnelle.


Pierre-Alain Bouhénic : Dans certaines sociétés en difficulté, les PGE ont permis aux partenaires financiers de se dérisquer notamment sur des crédits seniors.


Michel Rességuier : Je l’ai également constaté.


Laurent Pfeiffer : Tout dépend des établissements bancaires et de la façon dont ils gèrent. Certaines entreprises n’ont pas eu droit au PGE, bien qu’ayant actionné la médiation du crédit, et ont dû demander l’ouverture de procédures de prévention des difficultés, voire des procédures collectives, comme la procédure de sauvegarde, pour protéger les intérêts de toutes les parties prenantes. Certaines ont pu négocier avec leurs bailleurs de fonds, d’autres non. Certaines ont pu d’ores et déjà négocier des remises de dettes sociales, d’autres non. On voit bien que toutes les entreprises n’ont pas bénéficié des mêmes chances pour être en mesure de passer l’orage en attendant des jours meilleurs.



> Laurent Pfeiffer, président du directoire de Dalloyau et BPI group "Pourquoi ne pas prévoir des mécanismes d’incitation fiscale à l’investissement de l’épargne privée dans les entreprises ?"


Nathanael Wright : J’ai aussi fait le choix de la sauvegarde en 2015. Nous avions eu une autre crise cardiaque liée cette fois-ci à la promulgation d’une loi. Pendant six mois, il a été impossible de mobiliser du financement pour notre activité de formation continue. Avec une baisse de 45 % de notre CA pendant six mois, nous avons cherché à nous protéger. Nous avions pourtant négocié avec les banques et leur avions demandé un moratoire de deux ans qui aurait dû être accepté. Avec l’ouverture de la sauvegarde, le moratoire a finalement été de dix ans. Malgré ce qu’affirment les dirigeants d’établissements bancaires dans la presse, il y a une absence totale de recherche de solution de la part des banques. On en arrive à des situations paradoxales car le chef d’entreprise est persuadé de trouver des solutions et un accord, mais il finit par renoncer et se place en sauvegarde. C’est étonnant, car les banques n’ont pourtant aucun intérêt à ce que les entreprises aillent en sauvegarde. Mais les affaires spéciales ne négocient pas.


Pierre-Alain Bouhénic : Le prisme d’analyse de la banque va nécessairement au-delà de la particularité du seul dossier traité. Particulièrement en ce moment, elles ne veulent pas prendre de position sur les rights off qu’elles concèdent à un actionnaire pour ne pas ouvrir de portes sur les négociations futures. Elles prennent des positions de place.


Natanael Wright : Je me souviens dire aux banques que ce n’était qu’une crise passagère, après 30 ans où tout s’était déroulé normalement. Mais elles n’entendaient rien ! Et pourtant, trois ans plus tard, nous avons remboursé tout ce qu’elles nous ont prêté.


Michel Rességuier : Les banques préfèrent parfois se faire imposer une solution plutôt que de la négocier. L’État aussi. C’est toujours dommage de constater que la meilleure solution pour toutes les parties prenantes, dont les créanciers, est parfois refusée pour laisser une procédure collective qui, malgré ses vertus indiscutables, ne peut pas aboutir à une solution aussi performante qu’une négociation responsable et respectueuse de toutes les parties.


Natanael Wright : L’incompétence de certains banquiers à comprendre ce qui se passe m’a tout de même frappé. Depuis 2008, la Banque européenne d’investissement demande une identification des fonds à risque. Or une entreprise en sauvegarde est automatiquement à risque — ce qui est d’ailleurs une erreur. Les banques ne lui prêtent donc plus aucun fonds. Dans notre dossier, les comptes de résultats étaient bons et les établissements bancaires voulaient nous prêter. Mais lorsqu’elles rentraient le nom de notre société dans leur base de données et qu’elles voyaient le mot « sauvegarde », soudainement, tout s’arrêtait. Je crois que ce n’est pas ce qu’il faut faire. À partir du moment où le tribunal de commerce a validé le plan de sauvegarde, qui a été discuté avec des représentants de la sphère économique pendant plusieurs mois, il devrait y avoir une RGPD sur le statut de sauvegarde. Il ne s’agirait pas de cacher l’information puisque toutes les dettes de l’entreprise sont reflétées dans son bilan, mais je crois que l’on doit permettre aux banquiers de lire le bilan tel qu’il devrait être lu.



Comment diversifier les sources de financement ?


Laurent Pfeiffer : La grande oubliée de cette crise, c’est l’épargne des français qui s’est élevée à un peu plus de 140 Mds€. Pourquoi ne pas prévoir des mécanismes d’incitation fiscale à l’investissement de l’épargne privée dans les entreprises ? Il y a quelques années, il y avait des réductions IR, des réductions ISF, des prêts participatifs… Aujourd’hui il n’existe plus aucune incitation fiscale. Pourquoi ne pas la remettre en place ? Les chefs d’entreprises n’ont pas vocation à lever de la dette d’État. En revanche, lever de l’equity avec des épargnants de tous bords, qui s’intéressent à la vie de l’entreprise, serait très profitable. J’y suis favorable. Je pense que Bercy repousse cette idée par crainte d’avoir moins de revenus, dans l’attente aussi du retour de Bruxelles car ce mécanisme pourrait être assimilé à une aide d’État. Je fais le vœux que nos épargnants puissent aider les petits commerces, les entreprises qui leur parlent. Il faut lâcher les verrous pour que cette épargne serve au rebond de tous.


Frédérique Montresor : Je suis d’accord avec vous. Le réseau Action’elles se compose de toutes petites entreprises qui n’ont pas eu accès à des financements de type PGE, d’autant plus qu’il est toujours plus difficile pour une femme d’avoir accès à des prêts bancaires. J’en sais quelque chose car je me suis battue plus d’un an pour en obtenir un. Et pendant cette pandémie, leurs entreprises marchaient très bien. Elles avaient juste besoin d’un petit souffle pour pouvoir repartir. Elles se sont donc tournées vers le crowdfunding et le love money. Mais pourquoi ne pas faire appel également à ces épargnants ?



> Frédérique Montresor, dirigeante de Bleu Reflet et présidente de Action’elles "Même si l’on ne travaillera plus de la même manière dans le futur, il y aura vraiment un équilibre à trouver entre le présentiel et le digital."


Natanael Wright : Depuis qu’il n’y a plus d’ISF, cette poche de fonds a malheureusement disparue.


Gérald Karsenti : De fortes liquidités ont été injectées dans le circuit et l’effet d’annonce est important. La façon dont elles ont été distribuées ensuite de manière micro-économique est plus discutable. 


L’espèce humaine domine par sa capacité à collaborer. Je pense que la nature va reprendre ses droits lorsque l’épidémie va disparaître. Après un an, les gens ont envie de se retrouver et de collaborer dans des locaux partagés. C’est ce dont nous avons besoin. Il faut se rappeler que ceux qui poussent ce modèle du travail à la maison sont ceux qui veulent faire des économies ou ceux qui y ont un intérêt. Il faudra trouver un modèle intermédiaire. C’est une certitude. Cette crise devrait nous inciter à nous interroger sur la façon d’appréhender les chocs dans le futur. Du fait de la technologie, les chocs se répandent plus vite qu’auparavant. Il faut donc se préparer.


Durant la crise de 2008, tout le monde pensait qu’il serait impossible que le monde reparte comme avant. Finalement rien n’a réellement changé et l’épisode de Lehman Brothers est finalement resté sans suite réelle. J’espère que cette fois-ci, après cet épisode pandémique, les banques écouteront, s’adapteront car sinon elles vont se faire disrupter. Face à des solutions alternatives de financement, les banques traditionnelles souffriront car les entrepreneurs, les clients et les particuliers ont une mémoire. Le gouvernement pourrait avantageusement motiver les particuliers à orienter une partie de l’épargne, plus de 140 Mds€ épargnés, vers les entreprises, en particulier vers les PME-PMI et les ETI, ce serait une sacrée bonne nouvelle.


Pierre Alain Bouhénic : Les sociétés vont sortir de cette crise très endettées. S’y ajoute aussi un réel problème de désengagement des banques du financement de l’entreprise. Remarquons d’ailleurs qu’en matière de LBO, l’unitranche a largement remplacé le financement senior. Un mouvement se crée dans lequel la dette privée va peu à peu remplacer la dette bancaire. Ce n’est pas nécessairement un mal car cette dette peut être plus souple, plus malléable, avec une possibilité d’alignement des intérêts sans avoir les contraintes de Bâle.



> Pierre-Alain Bouhénic, avocat associé du cabinet Brown Rudnick "Je pense qu’accorder le privilège de new money non pas à la dette, mais à la dette et à l’equity — la new money au sens propre du terme — est une nécessité pour attirer les capitaux des investisseurs."


Lionel Pfeiffer : Pour le moment, mais ils légiféreront un jour…


Pierre Alain Bouhénic : Je suis d’accord. J’ajoute qu’en France, il y a très peu d’acteurs du retournement. Les fonds de retournement français ont du mal à trouver leur place sur le marché.


Natanael Wright : Et au sein des banques, en dehors de la Bred, il n’y a pas de département de financement de l’entreprise en rebond.


Pierre Alain Bouhénic : Il est néanmoins nécessaire de rappeler les mesures incitatives pour l’investissement en equity dont la France a besoin en période de rebond. Il existe par exemple un projet pour donner une place à la garantie par l’État d’une partie de l’investissement en equity (à hauteur de 30 %) contre un versement de 10 % des profits. D’autres mesures incitatives au réinvestissement sont possibles. Je pense par exemple qu’accorder le privilège de new money non pas à la dette, mais à la dette et à l’equity — la new money au sens propre du terme — est une nécessité pour attirer les capitaux des investisseurs.


Rappelons enfin l’article 7 des ordonnances, dites Macron, qui facilitaient la reprise de la société en procédure collective par son dirigeant. Cette mesure, pourtant utile, n’a pas été renouvelée à la fin de l’année 2020 pour des questions morales.


Laurent Pfeiffer : Cette mesure était excellente mais elle a été très mal expliquée. Quand le premier a eu recours à cette disposition, Gérard Mulliez, on a voulu le flageller sur la place publique. Au lieu d’expliquer la méthode, la presse économique a tout mélangé.


Pierre Alain Bouhénic : C’était pourtant une mesure excellente, car le dirigeant est celui qui connaît le mieux l’entreprise. Elle était assortie de garde-fous et permettait de maintenir le tissu économique français. L’avoir abandonnée me semble être une erreur assez grave.


Michel Rességuier : Il faudra bien que les fonds privés remplacent les PGE. L’État ne peut pas devenir actionnaire de les entreprises françaises qui en ont bénéficié, car en France, dès qu’un institutionnel est présent au capital, l’entreprise ne peut plus fonctionner normalement. La question de la relève des PGE dans les PME et les TPE, par un actionnariat privé composé de petits porteurs est donc intéressante. Elle me semble toutefois difficile, précisément parce que les citoyens français ont peu de culture économique. J’ai accompagné quelques ETI cotées en Bourse et lorsque le sauvetage des activités et des emplois a requis une cession judiciaire, les petits porteurs appelaient pour demander le formulaire de remboursement de leur investissement… Ils n’avaient donc pas conscience du risque attaché à tout investissement en capital. Je ne suis pas non plus favorable au développement de l’actionnariat salarié, car j’observe également que les employés sont dans une logique de remboursement de leur mise de fonds. Dès que l’entreprise sous-performe, ils sont divertis de leur ultime responsabilité qui est celle du compte de résultat, par le souci (compréhensible mais perturbateur) de récupérer leur investissement.


Laurent Pfeiffer : Il y a grande part de responsabilité des dirigeants. Je gère des entreprises en difficulté, et je crois que la seule façon de les sauver c’est d’instaurer une culture d’entreprise. Or, elle passe par une pédagogie sur les indicateurs financiers, par une compréhension de son fonctionnement et de la nécessité de faire travailler les départements ensemble. Nous devons les éduquer à cette notion d’indicateur économique. Sur certaines entreprises, les cadres ont tous réduit leur salaire d’environ 30 % pour passer l’orage.


Michel Rességuier : Je parle de l’actionnariat salarié et de l’absence de conscience du risque capitalistique pris. C’est très différent de l’engagement salarié que vous évoquez. J’ajoute enfin que les quelques fonds de retournement qui existent ne se positionnent pas sur les PME, mais s’intéressent d’abord aux ETI. Prospheres sponsorise d’ailleurs une nouvelle société holding dénommée Noe-Industries, destinée à renforcer les fonds propres de ces petites entreprises. Nous avons pour le moment récolté 12 M€ de capital et nous visons 30 M€. C’est un segment compliqué pour le private equity, car l’investissement dans les petites sociétés n’autorise que peu de frais de gestion pour financer l’équipe de la société holding.


Pierre-Alain Bouhénic : La raison pour laquelle il y a peu d’appétence de ces fonds pour le marché français c’est parce le cadre laisse peu de garanties à l’investisseur. Nous disposons aujourd’hui de la fiducie qui est un mécanisme de sécurisation efficace, mais pendant très longtemps notre cadre économico-judiciaire constituait un environnement insuffisamment sécurisé pour les investisseurs. L’enjeu pour devenir attractif pour les fonds de retournement c’est de modifier notre cadre juridique en laissant la place aux créanciers investisseurs.


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