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Conduite des entreprises : continuité sans visibilité

Le coup d’arrêt de l’économie a été d’une brutalité inédite. La vie des entreprises a été profondément bouleversée, d’abord par le télétravail, ensuite par la difficile continuité de l’activité – dans certains cas impossible. Se sont alors rapidement posées plusieurs problématiques pour le dirigeant. Comment conduire l’entreprise sans visibilité ? Quel plan de continuité mettre en place dans un environnement si incertain et imprévisible ? Comment maintenir son cash-flow et préserver son BFR ? Éléments de réponse et retours d’expériences.


Avec (de gauche à droite) : Pierre-Olivier Brial, directeur général délégué, Manutan et administrateur du METI, Sophie Moreau-Garenne, fondatrice, SO-MG Partners, Denis Jacquet, fondateur du Mouvement Day One et auteur, et  Marie-Christine Oghly, Présidente Enginsoft, Présidente de la Commission Éducation, Formation, Compétences Medef et Présidente de FCEM (Femmes chefs d’Entreprises Mondiales).


Tenir la barre dans l’incertitude


Denis Jacquet : Les évènements récents doivent être analysés sous un scope macro, afin de pouvoir anticiper l’avenir. Nous avons assisté pour la première fois dans l’histoire de notre humanité à une crise mondiale face à une pandémie. Nous n’avions jamais eu une réaction si brutale face à une maladie, qui s’est finalement révélée assez peu mortelle. Elle l’a été autant en raison de problèmes d’organisation, de notre manque de préparation et d’une réaction quasi-hystérique de certains États. En Europe, l’Italie fut le premier domino à tomber. Ses voisins ont alors considéré que leurs réactions ne pouvaient être moindres et ont donc tout bloqué de manière totalement indifférenciée, contrairement aux pays fédéraux qui ont confiné là où c’était absolument nécessaire. J’en retiens une première leçon : il faut intégrer, dans le pilotage de nos entreprises, l’hypothèse que demain cette situation se reproduise, que la réaction de nos gouvernements face à une nouvelle pandémie, dangereuse ou non, soit de nouveau de cette ampleur. Il est clair que nous ne pouvons absolument pas prévoir la mesure de leurs réponses et leurs répercussions pour l’économie : soit ils reproduiront leur stratégie acceptant ainsi de replonger régulièrement dans une récession, soit ils s’y refuseront prenant conscience de la détresse économique créée et du pic de mortalité engendré par des populations plongées dans l’extrême pauvreté, comme c’est le cas en Inde. Cette absence de lisibilité est clairement une source d’incertitude pour nos entreprises.


Pierre-Olivier Brial : Lorsque la crise est arrivée, nous avions en tant que dirigeant très peu d’information sur le virus en tant que tel, sur son taux de létalité, sa propagation… Notre première préoccupation a été la santé de nos collaborateurs. Le groupe Manutan est un acteur du e-commerce, comptant des entrepôts dans toute l’Europe ainsi que des bureaux que nous avons rapidement sécurisés. En une demi-journée nous avons placé 450 collaborateurs en télétravail.


Notre objectif a été de ne pas interrompre l’activité, il était essentiel que nous soyons auprès de nos clients. Ensuite, nous n’avons eu de cesse de faire en sorte que les deux populations, celle qui était sur le lieu de travail et celle qui était à la maison, puissent travailler dans les meilleures conditions. Nous, dirigeants, sommes allés chaque jour sur le terrain, refaire le point dans les entrepôts, parler avec les collaborateurs avec le souci aussi de prendre soin de ceux qui étaient à la maison en mettant en place une ligne d’écoute psychologique car certains se retrouvaient chez eux seuls. Nous avons également décidé d’exporter virtuellement les rituels car nous en avons beaucoup en interne et ils permettent de maintenir la cohésion et l’esprit d’appartenance. Il était extrêmement important de garder ce lien. Ainsi chaque mois, nous réunissons physiquement nos 650 collaborateurs, nous avons décidé de transformer ce rituel en digital afin de le maintenir.


En tant qu’administrateur du METI, nous avons mené plusieurs enquêtes sur les conséquences de la crise sanitaire révélant que le chiffre d’affaires des ETI a été impacté de 30 à 40 % en avril, parfois de 50 à 90 % dans certains secteurs. Les prévisions de chiffre d’affaires pour l’année sont de – 20 %. Manutan a été affecté différemment en raison de ses trois piliers : l’activité entreprise a été stoppée en mars, avant que nous ne soyons submergés de demandes de clients. La difficulté a alors été de trouver les produits commandés. Je note d’ailleurs, qu’à cette occasion, tout le monde a semblé découvrir notre degré de dépendance à la Chine en matière d’approvisionnement… Mais c’est le fruit d’une politique de désindustrialisation amorcée depuis des années ! Notre activité collectivité a, elle aussi, été à l’arrêt. En revanche, notre activité digitale, qui est assez importante en Europe, nous a permis de continuer. Cette crise a eu le mérite de traduire l’efficacité de la digitalisation de notre modèle et de notre organisation que nous avions débuté ces cinq dernières années.


Sophie Moreau-Garenne : Au sein de l’équipe SO-MG Partners, nous avons fait de la gestion du retournement et de la prévention de crise de liquidité, notre spécialité depuis la création de l’équipe et pour ma part depuis plus de 20 ans. Nous avons vu un certain nombre de cycles passer à la hausse, comme à la baisse. Cependant, cette période était inédite par sa soudaineté, et son caractère général et unilatéral, quel que soit l’état de santé, le marché, le secteur d’activité de l’entreprise. Elle a touché de plein fouet des chefs d’entreprise qui se sont transformés en quelques heures en gestionnaires de crise avec succès d’ailleurs le plus souvent. A contrario d’une entreprise en difficulté classique, les dirigeants n’ont pas eu ce frein qui habituellement tétanise l’action, celui du déni et de la culpabilité. En effet, personne n’était responsable de cette situation. En revanche, le phénomène d’épuisement que l’on connaît bien s’est assez rapidement fait sentir après la mise en place d’une nouvelle organisation du temps de travail en temps records, mais aussi après une quête effrénée des aides d’État et bancaires. S’en sont suivies des situations complexes, parfois de fermeture et de réouverture, comme nous l’avons constaté dans le BTP et dans l’automobile avec des fermetures sous la pression des syndicats.


Un lent redémarrage


Denis Jacquet : J’estime que la réponse de notre gouvernement face à la pandémie traduit une centralisation excessive. Rappelons qu’aux États-Unis, un tiers des États n’a pas confiné sa population car leur faible exposition au virus ne le nécessitait pas. En France, dans des régions comme la Corrèze qui n’ont été impactées par le virus que de manière minime, des salariés et des dirigeants d’entreprises ont perdu leurs emplois, leurs entreprises. Ces salariés sauront nous faire payer le prix de cette erreur. Cette décision signifie également que nos dirigeants n’ont tiré aucune leçon des gilets jaunes, qu’aujourd’hui encore la situation du pays n’est examinée qu’à la lumière de sa capitale, que le reste n’existe pas. Si la situation dégénère à Paris, ou dans le Grand est, le pays entier est bloqué.



Denis Jacquet « Il faut intégrer, dans le pilotage de nos entreprises, l’hypothèse que demain cette situation se reproduise, que la réaction de nos gouvernements face à une nouvelle pandémie, dangereuse ou non, soit de nouveau de cette ampleur. »


Marie-Christine Oghly : L’Allemagne est un exemple intéressant car, pour faire face à la pandémie, elle a misé sur ses régions et force est de constater que le résultat est plus probant, tant d’un point de vue sanitaire qu’économique. Je suis très inquiète par le retard que prend la France à redémarrer, contrairement aux autres pays. Selon moi, notre retard s’explique en partie par l’attitude des syndicats qui mettent tout en œuvre pour bloquer ce redémarrage.


Denis Jacquet : Les décisions prises durant cette crise ont, sans aucun doute, donné la main aux syndicats. Dans quelques grandes entreprises, des syndicats ont pris le pouvoir, par exemple, sur l’approvisionnement en équipement anti-Covid en interdisant comme par hasard des produits qui n’étaient pas en pénurie… Cet exemple traduit une menace très sérieuse : demain, en raison de ce droit de retrait – que je considère comme une hérésie – les syndicats auront la main et continueront de livrer une bataille paralysant les entreprises. Les dirigeants et les directeurs des achats des grands groupes vivent aujourd’hui un cauchemar, ils sont dépossédés de leur pouvoir et de leurs responsabilités. Nous sommes donc plus que jamais dans l’incertitude.


Marie-Christine Oghly : Les modèles de travail vont cependant changer avec le renforcement du télétravail. Les collaborateurs y ont pris goût et nous avons constaté que ce que nous pensions impossible ne l’était pas. Il deviendra dès lors plus difficile pour les syndicats de mobiliser les salariés et de maintenir leur influence car ils ne seront pas tous réunis au même moment.


Denis Jacquet : Nous allons également devoir faire face d’ici peu à trois handicaps. Nos entreprises, plus particulièrement nos PME, souffrent d’un retard chronique de digitalisation. Beaucoup d’entre elles auraient pu continuer à fonctionner pendant le confinement si elles avaient été digitalisées. Le deuxième handicap est le manque de capitaux propres et de trésorerie. Nous avons des mesures d’amortissement qui vont permettre à un certain nombre d’entreprises de tenir mais pour très peu de temps. Le nombre de liquidations va malheureusement atteindre des records. Enfin, et ni la pandémie ni notre président actuel n’en sont responsables, nos PME sont extrêmement dépendantes des grands groupes et l’effet domino est désastreux, notamment dans les secteurs automobile ou aéronautique. Si nous voulons pouvoir affronter les crises dans les prochaines années, nous devons éradiquer ces faiblesses.


La négociation des PGE


Marie-Christine Oghly : Je veux aussi souligner la difficulté qu’ont connue les TPE et les PME pour obtenir des prêts garantis par l’État (PGE). Je participe à de nombreuses discussions avec les Chambres de commerce et les préfectures, et je note que les entreprises qui étaient en procédure de sauvegarde avant la crise sanitaire ne sont pas éligibles aux PGE, ni aux aides proposées par les régions ou les départements. Nous allons malheureusement assister à la liquidation de nombreuses entreprises, dans les semaines à venir. Si des plans de relance sont annoncés dans des secteurs sinistrés tels que l’automobile ou l’aéronautique, les délais de leur mise en place et le temps pour que les bénéfices se répercutent au niveau des PME ne permettront pas à certaines de survivre.


Sophie Moreau-Garenne : La mise en place des aides d’État et du prêt garanti par l’État a fait l’objet d’une forte médiatisation. Nombre de dirigeants ont souhaité en bénéficier, se fondant sur la rumeur urbaine selon laquelle l’accès aux liquidités était simple, peu onéreux. En réalité, les cas de figure se sont bien évidemment avérés très variables selon la situation financière des entreprises. Les PGE étaient mis en place très facilement pour les entreprises avec une bonne situation financière et patrimoniale. Mais tel n’était pas le cas pour celles qui en ont eu un besoin urgent pendant le confinement, c’est-à-dire celles qui étaient déjà très fragiles avec moins de deux mois de trésorerie, peu d’actifs et de la dette préexistante. Je pense par exemple aux sociétés en conciliation ou sous mandat ad hoc, et qui étaient déjà en discussions sur des renégociations financières avant le Covid-19. Pour passer le cap, elles avaient impérativement besoin de soutien financier, ensuite les partenaires financiers se sont posé la question de savoir si ces aides devaient être faites sous forme de prêt ou de quasi-fonds propres, ce qui a rendu les discussions avec les banquiers beaucoup plus compliquées. Au sein de l’équipe SO-MG Partners, nous avons finalement réussi à sortir de cette crise de liquidité toutes les sociétés que l’on accompagnait, soit environ 20 M€ de PGE levés mais pour cela nous avons dû accompagner les dirigeants dans l’exercice périlleux d’analyser, en très peu de temps, les besoins de trésorerie à court terme avec une totale absence de visibilité sur la durée du confinement, la durée des fermetures administratives et sans connaître traitement qui serait fait de toute la partie fiscale et sociale.



Sophie Moreau-Garenne « Sans connaître les effets de rattrapage et les difficultés de redémarrage de l’activité, le dirigeant a dû définir ses besoins à très court terme, puis sa capacité future de remboursement à moyen terme pour pouvoir calibrer le montant des financements. »


Parmi les mesures connues tardivement, celle de l’exonération de cotisations et contributions sociales patronales, associée à un crédit de cotisations pour un certain nombre de secteurs listés, tels que l’hôtellerie, la restauration, le sport, le tourisme, etc. proposé par le budget rectificatif, pour les TPE de moins de 10 salariés et les PME de moins de 250 salariés.


En outre, toutes les autres entreprises pourront bénéficier, selon leur situation, de mesures exceptionnelles d’exonération de cotisations, de remise ou d’apurement des dettes sociales pour les secteurs pour lesquels l’accueil du public a été interrompu jusqu’au 11 mai. Pour les autres, des négociations auprès des CCSF pourront être menées. Mais à l’époque du confinement, personne n’avait encore cette information. Sans connaître les effets de rattrapage et les difficultés de redémarrage de l’activité, le dirigeant a dû définir ses besoins à très court terme, puis sa capacité future de remboursement à moyen terme pour pouvoir calibrer le montant des financements. Les PGE ont été signés à partir du 16 mars, mais les fonds des banques n’ont été débloqués que fin juin.


Une question se pose aujourd’hui sur le sort de ces prêts et sur la possibilité de les convertir en quasi-fonds propres, car dans certains secteurs d’activité il n’y aura pas d’effet rattrapage et le chiffre d’affaires perdu restera perdu.


Pierre-Olivier Brial : Je crois qu’il va falloir se poser la question de la transformation des PGE en fonds propres.


Sophie Moreau-Garenne : L’exercice d’adaptation a également été complexe pour les banquiers car eux-mêmes découvraient, en même temps que nous, la mise en place des mesures, avec au démarrage, une exclusion du dispositif des entreprises en difficulté, à savoir celles placées en procédure collective. Puis début mai, elles se sont avérées éligibles. Le PGE c’est une liquidité pas cher, à maturité longue et garantie par l’État. Mais rappelons que ce sont des prêts porteurs d’un réel problème de rémunération du risque. S’y ajoute une problématique sur la capacité de remboursement des entreprises qui étaient, de manière générale, déjà très endettées en France.


Comment rebondir ?


Marie-Christine Oghly : Les entreprises se sont adaptées à la pandémie. Certaines se sont reconverties pour fabriquer des masques ou du gel hydroalcoolique. Sauf qu’aujourd’hui, tout le monde est servi en masque et personne n’est capable de prévoir s’il y aura une deuxième vague, ou un autre virus dans quelques années. Pour le chef d’entreprise, cette incertitude est un calvaire. Bien sûr, il n’est jamais sûr du lendemain et demeure toujours à la merci d’un sous-traitant ou d’un donneur d’ordre. On dit souvent que s’il se diversifie suffisamment, les risques sont mesurés. Or aujourd’hui, il n’a aucune visibilité sur rien.


Dans certains secteurs, la numérisation pourrait permettre aux entreprises de développer une activité qu’elles n’avaient pas jusqu’à présent. C’est par exemple le cas des petits commerces qui doivent totalement repenser leur fonctionnement. Mais dans d’autres domaines qui sont dépendants des grands donneurs d’ordres largement touchés, comme l’automobile ou l’aéronautique, les visibilités sont incertaines. C’est notamment le cas de mon groupe, EnginSoft, qui est spécialisé dans la simulation numérique. J’ai été contrainte de placer deux de mes collaborateurs en activité partielle et je travaille actuellement en amont des projets. Est-ce que la R&D va être arrêtée ou, au contraire, les entreprises vont-elles se concentrer sur ce levier ? Dans le cadre du plan de financement du secteur aéronautique, 500 M€ seront consacrés à la R&D. On peut donc penser que ce sera une opportunité pour notre groupe.



Marie-Christine Oghly « Je suis très inquiète par le retard que prend la France à redémarrer, contrairement aux autres pays. »


Sophie Moreau-Garenne : La crise a permis de remettre un certain nombre de choses à plat, de se concentrer sur les priorités, de savoir quelle direction donner à son entreprise. Rappelons qu’il existe des mesures exceptionnelles permettant de financer l’exploitation proposées par Bpifrance, celle par exemple qui reporte automatiquement les échéances de l’ensemble de ses clients pour une durée de 6 mois, à compter du 20 mars 2020 ; Une autre qui met en avant la mobilisation du Compte Clients et propose de mobiliser toutes les factures auquel s’ajoute un crédit de trésorerie de 30 % du volume mobilisé ; Une autre dont la vocation est de garantir la mise en place ou le renouvellement de lignes de crédit court terme, destinées au financement du cycle d’exploitation.


Une fois le court terme financé, reste le sujet fondamental de la pérennité de l’entreprise et donc le déclenchement de la R&D et des investissements. Comment juxtaposer les dépenses structurantes pour la croissance future avec la courbe de cash ? Aujourd’hui, après la sidération du début, nous retravaillons avec les équipes de management à des plans prévisionnels moyen terme intégrant une nouvelle réflexion sur les capex, R&D, remontées de dividendes.


Des dispositifs ont été réactivés, notamment le prêt Rebond dont la vocation est de financer un besoin de trésorerie lié à une difficulté conjoncturelle, un BFR, les investissements immatériels ou corporels à faible valeur de gage. Il faut cependant que le chef d’entreprise ait cette volonté de « sauter dans la piscine », parce qu’engager des investissements sans savoir quelle sera la croissance à trois ans, est un pari délicat.


Denis Jacquet : C’est le moment de se poser les bonnes questions. À propos des délais de paiement, par exemple, il nous a toujours été expliqué que les processus internes et le manque de dématérialisation empêchaient les grands groupes de payer à moins de 45 ou 60 jours. Mais je me suis aperçu en lançant cette opération sur les produits anti-Covid, que tout le monde a réglé à réception. Donc quand un grand groupe veut payer tout de suite, il peut le faire. C’est une leçon importante de la pandémie. La plupart des grands groupes français ont été assez remarquables durant cette crise en réglant leurs partenaires quasiment immédiatement. Je rappelle que selon les estimations, si l’on gagnait 30 jours de délais de paiement, ce sont environ 17 milliards d’euros qui seraient injectés dans les caisses des PME. Si aujourd’hui on recherche de l’argent, pourquoi ne pas creuser cette voie plutôt que d’endetter encore plus l’État ?


Pierre-Olivier Brial : Je pense que les entreprises récoltent ce qu’elles ont semé avant la crise. Celles dans lesquelles il y avait un bon climat social – c’est souvent le cas dans les ETI – n’ont pas eu d’important problème de continuité de travail. Au niveau des fournisseurs, c’est pareil, si les relations ont toujours été bonnes et les délais de paiement respectés, une solidarité assez forte s’est créée pendant la crise.


Sophie Moreau-Garenne : Cette crise a permis aux dirigeants de tester une nouvelle organisation du temps de travail et parfois un nouveau modèle économique. Ils se sont retrouvés au cœur d’opérations de solidarité qui ont enclenché des cercles vertueux, comme on l’a lu au sujet de l’entreprise Bel par exemple. Pendant le confinement, nous avons passé beaucoup de temps aux côtés des dirigeants, pour mesurer quels impacts pouvaient avoir l’aide des fournisseurs, clients, pour identifier ceux en capacité d’accepter des délais de paiement et ceux qui l’étaient moins. Le discours a été franc et constructif sur le sujet. Le sujet des délais de paiement peut être travaillé pour donner lieu à une amélioration du BFR.


Les certitudes sur la gestion des stocks en flux tendu ont été balayées, obligeant chacun à revenir à une gestion de stocks différenciée, fine. Des questions surgissent aussi sur le recouvrement client. Cette crise a fait bouger beaucoup de lignes, y compris sur les fonctions support, la taille et l’emplacement des lieux de travail.


Construire des écosystèmes régionaux efficaces


Denis Jacquet : C’est aussi le moment de réfléchir à comment faire entrer du capital frais dans nos entreprises. Si l’entrepreneur veut pouvoir faire face à l’incertitude, il doit disposer de cash et pour cela, il peut éventuellement partager son capital avec des investisseurs, des partenaires de sa filière, voire parfois des concurrents. Pourquoi ne pas également s’interroger sur la façon d’inciter les business angels à investir dans nos entreprises ? La Grande-Bretagne a mis en place des mesures fiscales à cet effet.


Sophie Moreau-Garenne : Les entreprises françaises ont démontré qu’elles étaient sous capitalisés. Le LBO est bien sûr une solution, surtout si en plus du soutien financier les actionnaires ont été capables d’apporter un soutien moral, technique alors que les dirigeants étaient accaparés par la partie opérationnelle. La constitution d’une équipe de crise est une solution dans la résolution des problèmes soudains, multiples et complexes.


Denis Jacquet : Nous devons avoir une vraie réflexion sur les capitaux propres de nos entreprises, qui est une des meilleures sécurités pour passer ce genre de crise. Car les mesures d’urgence n’ont pas vocation à perdurer et il faut désormais travailler le long terme. De nombreuses entreprises vont se créer, mais la plupart d’entre elles n’existeront plus au bout de deux ans et ne réapparaîtront jamais. Il faut pérenniser ces créations. Et l’on retombe dès lors sur ce problème de capitaux propres, qui devrait à mon sens être aussi réfléchi au niveau des régions.



Pierre-Olivier Brial « En France, on raisonne trop par filières. Il faudrait peut-être également réfléchir à l’écosystème régional de PME et d’ETI, comme savent le faire les Allemands. »


Pierre-Olivier Brial : Ma génération de chef d’entreprise est en train de vivre sa troisième crise, après celle de 2001, puis celle de 2008. Celle-ci est bien entendu particulière, mais cette génération d’entrepreneur sait surmonter les difficultés. Il faut tout de même saluer la réaction de l’État français qui a légiféré rapidement, avec bien sûr des adaptations au fil de l’eau qui me semblent parfaitement normales. J’ai été frappé par l’efficacité des circuits courts, au niveau des régions qui ont très rapidement mis en place des approvisionnements en masques etc. Et à l’inverse, combien l’État s’est peu appuyé sur les entreprises pour acheter en Asie et ensuite distribuer en France. Les ETI ont construit des liens forts avec les régions. Une solidarité s’est créée au niveau des entreprises, à travers des clubs notamment, pour partager de nombreux éléments. Nous avons par exemple mis en place un réseau de coach d’ETI de quinze patrons susceptibles d’être contactés par des dirigeants de PME. On a mutualisé les achats de masques, on s’est entraidé pour se digitaliser… L’avantage de ces écosystèmes régionaux, plus organisés autour de valeurs humaines et de tailles d’entreprises, c’est qu’il n’y a pas de logique concurrentielle de filière et on peut rapidement s’organiser. On ne réindustrialisera pas le pays sans alléger les taxes de production qui ne sont pas variabilisées comme en Allemagne, et sans écosystèmes régionaux très forts, courts, rapides et qui adressent les grands besoins de l’entreprise.


En France, on raisonne trop par filières. Il faudrait peut-être également réfléchir à l’écosystème régional de PME et d’ETI, comme savent le faire les Allemands. En Ile-de-France, nous essayons de structurer un fonds régional qui cible des PME et des petites ETI locales au savoir-faire industriel fort. Celles qui ne bénéficient pas des aides et qui sont un peu en dehors du radar. Elles se retrouvent aujourd’hui à l’arrêt, mais pour des raisons qui ne sont pas liées à leur modèle. Il y a des vrais risques de mur de dette et de prise de participation par des fonds charognards pour ensuite les démanteler. La solution pourrait venir de fonds evergreen, prenant des tickets minoritaires pour apporter des fonds propres aux entreprises durant une quinzaine d’années.


Denis Jacquet : Un phénomène global ne s’applique pas à tous de la même façon. La solution passe par une gestion de la proximité, par ceux qui connaissent le terrain. Pour des investisseurs, il est évident que la proximité, c’est la région, en accord avec les maires. Ce sont les deux acteurs les plus importants en France. Ils doivent être dotés de pouvoirs pour organiser leur territoire, analyser ses forces et ses faiblesses, prévoir des plans de formation, attirer des investisseurs grâce à des mesures fiscales régionales. Je crois au développement d’une politique d’investissement public privé avec des fonds régionaux, comme celui que vous citiez sur la région parisienne. Attirons les investisseurs avec des co-garanties, ou des co-investissements publics dans des entreprises à haut potentiel qui peuvent briller à l’international. Encourageons le capitalisme familial, qui est le plus patient et qui, sur le long terme, fonctionne le mieux. Voyez par exemple Sonepar, il fonctionne mieux que ses concurrents purement capitalistiques.


Selon moi, c’est la fin des États centraux. Il va devenir indispensable de questionner cette fausse décentralisation française, car dans les faits le pays est gouverné depuis Paris. On a donné les obligations, mais jamais les moyens, avec pour conséquence des décisions aussi stupides que celle des taxes de production destinées à financer ces 36 000 collectivités. Nous avons en France, la capacité de générer une fausse proximité alors qu’en fait, si nous étions un État fédéral comme en Allemagne, comme les États-Unis, comme le Brésil, etc., nous prendrions les décisions par région et la pandémie n’aurait pas eu le même impact au niveau national. Est-on capable de profiter de cette crise pour avoir cette réflexion ? Nos régions doivent enfin avoir l’avenir qu’elles méritent.


Pierre-Olivier Brial : Je souhaiterais ajouter une dernière réflexion sur l’avenir de la France.


Si l’on est concerné par les enjeux climatiques, et que l’on ne veut pas une énième crise des gilets jaunes, nous avons une fenêtre de tir en construisant une vision à 360 degrés autour de la notion de prix. Pendant de nombreuses années les collectivités ont eu tendance à aller vers le moins-disant pour leurs achats et, en parallèle, elles subventionnaient des plans environnementaux. Pourquoi ne pas prévoir des appels d’offres précisant le pourcentage du prix, puis derrière le nombre de kilomètres parcourus ? Les régions doivent être modélisantes sur ce sujet, les entreprises suivront et le produit français va redevenir compétitif. Il me semble en effet incohérent d’aller acheter du mobilier de bureau ou scolaire à l’étranger avec un rabais de 20 %, pour en parallèle subventionner l’entreprise locale en faillite et ses anciens salariés au RSA. Il y a peut-être intérêt à acheter du mobilier de bureau un peu plus cher, en exigeant des clauses de kilométrages, pour faire travailler les entreprises locales. Et si ces entreprises font partie d’un écosystème régional, bien organisé, elles feront travailler d’autres entreprises locales. Nous aurons un système intelligent qui n’est pas protectionniste mais qui attire les investisseurs et les pousse à venir construire des usines en France s’ils veulent vendre aux collectivités. C’est de la comptabilité en triple capital.


Nous allons faire des propositions avec la filière du meuble sur ces questions et pousser à une notion de smart pricing, incluant les enjeux environnementaux. Il s’agit d’une opportunité pour redevenir compétitifs et montrer à nos clients une vision à 360 degrés. C’est vraiment notre responsabilité collective pour aller vers un modèle vertueux. 


A savoir : 




  • Suivant une enquête menée par le METI en juin, auprès de 800 ETI, la baisse du chiffre d’affaires sur l’exercice 2020 est estimée à -19 %. La baisse sur le mois de juin est évaluée à -21 %. Elle était de -50 % en avril.

  • Manutan est un groupe français, coté en bourse, spécialiste de la fourniture industrielle, de l’outillage, du matériel de manutention et du mobilier de bureau pour professionnels.

  • Née fin 2008, de la fusion de Flowmaster et d’Esteco France, EnginSoft France est une structure spécialisée dans le consulting et la formation dans le domaine de l’ingénierie et de la conception informatique.

  • Le 16 mars 2020 a été instauré le dispositif de prêts garantis par l’Etat (PGE) à hauteur de 300 Mds€ au maximum. Il est ouvert depuis le 25 mars jusqu’au 31 décembre 2020.


 

Propos recueillis par Ondine Delaunay et Lucy Letellier

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