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Les nouveaux dispositifs de partage de la valeur

La loi Pacte a encouragé la mise en place de dispositifs permettant d’associer les équipes à la performance de leur groupe, arguant que « le partage de la valeur est un facteur essentiel de compétitivité des entreprises, de valorisation du travail, de justice sociale et de cohésion nationale ».

Depuis, l’actionnariat salarié s’est considérablement développé en France, premier pays européen en la matière. L’objectif du gouvernement : atteindre 10 % du capital entre les mains des salariés d’ici 2030. Mais cela ne sera pas possible sans une forte mobilisation des petites et moyennes entreprises.

Fort de ce constat, la loi partage de la valeur a été définitivement adoptée par le Parlement en novembre 2023. Elle est entrée en vigueur en décembre dernier. Elle transpose plusieurs dispositions issues de l’accord national interprofessionnel (ANI) sur le sujet, signé par les partenaires sociaux en février dernier. Quelles conséquences aura ce texte ? Quels dispositifs d’actionnariat salarié et de partage de la valeur mettre en place en fonction de la taille de l’entreprise ?

État des lieux du marché

Philippe Vivien : Avant le vote de la loi partage de la valeur, l’actionnariat salarié était diversement utilisé par les entreprises. Les ETI et PME étaient encore très peu nombreuses à entrer dans une telle démarche. La situation était bien différente au sein des plus grandes entreprises. Certaines sont acquises à la cause depuis de nombreuses années et en ont d’ailleurs fait un élément constitutif de leur défense actionnariale, de l’engagement de leurs salariés, mais également un élément culturel distinctif. Chez Eiffage par exemple, Essilor ou Bouygues, mais aussi bien d’autres, l’actionnariat salarié est constitutif de l’appartenance à l’entreprise.

L’ANI de février 2023 a marqué une véritable révolution de l’approche des partenaires sociaux, tant du côté des employeurs que des organisations syndicales, puisque l’ensemble des éléments du partage de la valeur ont été intégrés aux débats ; depuis le salaire jusqu’à l’actionnariat. Jusqu’à présent, les thématiques étaient traitées séparément, avec des négociations annuelles obligatoires sur les salaires, suivies de mesures particulières mises en place plus ou moins occasionnellement. Cet ANI a permis d’aborder à la fois la question de la consommation immédiate à travers le salaire et la prime de partage de la valeur, mais aussi l’épargne, à travers la participation, l’intéressement, des dispositifs nouveaux et l’actionnariat salarié. 

Les partenaires sociaux ont donné un cadre pertinent aux pouvoirs publics et aux acteurs, en dotant les entrepreneurs et organisations syndicales d’un ensemble d’outils pour mettre en lumière cette notion de valeur qui demeurait largement tabou auparavant. Nous avons la chance, en France, de disposer de deux outils tout à fait exceptionnels : l’intéressement et la participation qui permettent aux salariés de verser directement, et sans friction fiscale ou sociale, tout ou partie de leurs droits pour alimenter les fonds d’actionnariat. 

Étienne Pujol : Cette thématique du partage de la valeur émerge depuis plusieurs années, notamment au travers des préoccupations du pouvoir d’achat des salariés, face à un niveau de charges sociales assez élevé en France. Les outils débattus permettent aux entreprises d’améliorer le pouvoir d’achat de leurs salariés en les associant à la performance de l’entreprise et en leur donnant des compléments de rémunération, même s’ils ne se substituent pas à du salaire. Ce sont des éléments importants à prendre en considération dans les négociations de partage de la valeur avec l’ensemble des collaborateurs. Il ne faut pas non plus négliger l’aspect collectif de ces dispositifs, qui permettent de partager avec tout le monde le produit de la force de travail des collaborateurs, dont il faut rappeler qu’elle constitue l’un des actifs de l’entreprise.

Valérie Attia : Pour autant, il est nécessaire de différencier la rémunération individuelle, avec ses éléments de salaire fixe et éventuellement une composante variable, des dispositifs de participation et d’intéressement qui sont par essence collectifs. En effet, participation et intéressement reposent sur la performance financière de l’entreprise, sur sa croissance, ses résultats. Et les systèmes d’intéressement peuvent même se baser sur des indicateurs spécifiques à certaines fonctions, pour lesquelles des indicateurs très opérationnels peuvent être pris en compte. Nous avons mis en place, depuis 2018, un Fonds commun de placement d’entreprise (FCPE) dans lequel les collaborateurs peuvent investir, devenant ainsi actionnaires de leur entreprise au même titre que les actionnaires financiers. Ce n’est donc pas un élément de rémunération pour le salarié, contrairement à la participation ou à l’intéressement. Devenir actionnaire de son entreprise est une démarche volontaire, individuelle, qui reflète l’engagement de chacun et la confiance mise dans l’entreprise, y compris en prenant un risque financier.

La mise en place des dispositifs

Valérie Attia : Ellisphere a mis en place ce dispositif de FCPE en 2018, à un moment important, puisque l’on sortait d’un groupe bancaire pour rentrer dans un premier LBO avec un fonds anglais. Je souhaitais que les collaborateurs puissent participer, s’ils le voulaient, à la potentielle création de valeur. Les collaborateurs ont alors eu le choix d’investir leur participation dans ce fonds commun de placement, dont la valeur des parts était valorisée de façon très explicite en multiple d’Ebitda de l’entreprise. 

Cinq ans plus tard, 70 % des collaborateurs ont investi, après trois opérations successives permettant ainsi de faire rentrer dans le dispositif, au fil de l’eau, les salariés qui le souhaitaient. La moyenne de souscription dans des dispositifs similaires est de 50 % de salariés, je suis donc très satisfaite de ce résultat. En outre, la valeur des parts de FCPE a beaucoup augmenté. 

Sébastien Delaunay : Certains groupes emblématiques cotés ont toujours été convaincus et constituent des locomotives pour la mise en place de ces dispositifs d’actionnariat des salariés. Nous pouvons citer Eiffage, Bouygues ou encore Essilor et un grand nombre de sociétés qui ont été concernées par les opérations de privatisation dans les années 80 et 90 et qui ont poursuivis la politique d’association des salariés au capital, mesure phare des lois de privatisation. Il est naturel pour une société cotée d’ouvrir son capital aux salariés de son groupe, car il n’y a ni de problématique de gouvernance, ni de valorisation ou encore de liquidité. Mais certains groupes non cotés, tel que Auchan par exemple, sont également pionniers dans la mise en place de ces dispositifs. Si les groupes cotés vont continuer à accroitre la part de leur capital détenue par les salariés, à échéances régulières, pour atteindre l’objectif gouvernemental de 10 % du capital entre les mains des salariés à horizon 2030, il faudra nécessairement que l’actionnariat salarié se développe significativement dans les groupes non cotés. 

Je constate tout de même une tendance soutenue à la mise en place des dispositifs d’actionnariat des salariés dans les groupes non cotés sur les dernières années, même s’il perdure des réticences ou inquiétudes, non fondées en pratique à mon sens, liées principalement à la gouvernance en raison de l’ouverture du capital à un grand nombre de salariés, voire de la difficulté à élargir le plan à l’international. Je rappelle que les outils comme le FCPE ne peuvent pas être proposés dans certains pays clés comme les États-Unis ou l’Italie. 

Sophie Lebeau : L’article 43 de la directive AIFMD, en cours de transposition (après avoir été votée en trilogue en juin 2023), permettra prochainement le passeportage du FCPE d’actionnariat salarié dans les pays de l’Union européenne. Les salariés dans ces pays européens seront plus facilement associés à ces opérations dès transposition. Elle ne résoudra pas le problème des États-Unis ou de la Grande-Bretagne, mais celui de l’Italie, voire de l’Espagne.

Sébastien Delaunay : Il y a trois ou quatre ans, environ 80 % des opérations d’actionnariat salarié que nous traitions concernaient des groupes cotés et seulement 20 % des entreprises non cotées. Désormais, le ratio est quasiment de 50/50. Depuis les deux ou trois dernières années, de plus en plus de groupes non cotés mettent en place des plans d’actionnariat salarié. Et même s’ils ont à leur capital des investisseurs financiers anglo-saxons, qui sont plus réticents à faire entrer au capital de l’entreprise des centaines, voire des milliers de salariés ! Il faut faire preuve de pédagogie, expliquer comment fonctionne le FCPE. En termes de gouvernance et de structure juridique, les mécanismes sont assez proches de ce que l’on voit en management package. Tous les salariés sont dans un FCPE, lequel conclut un pacte d’actionnaires qui va favoriser la liquidité et organiser la gouvernance.

L’une des solutions consiste à faire investir le FCPE sur la société opérationnelle, mais l’on voit beaucoup de FCPE qui sont investis au niveau de la holding.

Valérie Attia : Je pense qu’il est préférable de le faire sur la société opérationnelle, puisque c’est sur elle que les collaborateurs peuvent avoir un véritable levier.

Sébastien Delaunay : La différence se porte sur le niveau d’effet de levier du fait de l’endettement. Faire investir un FCPE d’actionnariat salarié au niveau de la holding permet plus directement un alignement du profil d’investissement des salariés avec les autres actionnaires. 

Valérie Attia : Je ne souhaitais pas que l’ensemble des collaborateurs participent au LBO au niveau de la holding de tête. Le FCPE doit, de mon point de vue, refléter la valeur de l’entreprise, indépendamment des facteurs exogènes comme le coût de la dette. Les 18 derniers mois ont prouvé que c’était une bonne décision d’asseoir le FCPE sur la société opérationnelle, et pas sur la holding de tête.

La loi sur le partage de la valeur

Sébastien Delaunay : Il faut noter une constance dans le temps des lois qui, tous les quatre ou cinq ans, viennent renforcer les dispositifs et le favoriser, parfois par des mesures ponctuelles de fiscalité avantageuses, comme l’exonération de forfait social – qui hélas ne devrait plus être applicable l’année prochaine. Rappelons à titre principal la loi Fabius de 2001, puis la loi de 2006 au nom explicite de « loi pour le développement de la participation de l’actionnariat salarié », la loi Pacte en 2019 et, enfin, trois ans après, cette nouvelle loi sur le partage de la valeur. Celle-ci sera sans doute moins impactante que la loi Pacte s’agissant de l’actionnariat salarié. Le partage de la valeur, avec l’intéressement et la participation, sont au cœur du texte avec des dispositifs incitatifs. À l’instar du dispositif de « partage des plus-value » institué par la loi Pacte, le dispositif de « plan de partage de valorisation de l’entreprise » institué par la loi sur le partage de la valeur n’est pas un dispositif d’actionnariat des salariés. L’actionnariat salarié n’était pas non plus très présent dans l’ANI, qui comportait quelques dispositions sur les actions gratuites, reprises dans la loi, et des dispositions permettant de « relancer » le FCPE de reprise qui est un ancien dispositif n’ayant été utilisé que trois ou quatre fois. On peut regretter que le FCPE de reprise n’ait pas été intégré dans la transposition légale de l’ANI.

Philippe Vivien : En vérité, il semblait difficile dans un accord national interprofessionnel structurant, regroupant l’ensemble des organisations syndicales et le patronat et visant une large majorité de signataires, de se concentrer trop fortement sur le capital. Sans surprise, ont été privilégiées les discussions sur les fruits du travail. L’objectif était bien d’essayer de fluidifier au maximum les débats. Souvenons-nous du contexte du début de l’année dernière : la France sortait de la crise des retraites et la majorité des commentateurs pensait qu’aucun accord interprofessionnel ne pourrait être signé. Finalement, tout s’est passé de manière remarquable, car tout le monde avait envie de participer et de trouver un consensus clair et opérationnel, bien-sûr avec des intérêts souvent différents. Les organisations syndicales souhaitaient, pour la première fois, que le patronat mette sur la table tous les outils. Les organisations patronales cherchaient, elles, à faire prendre en compte la notion de valeur et pas uniquement celle du salaire.

Je pense aussi que, tactiquement, l’ensemble des partenaires sociaux avaient la volonté de cadrer le gouvernement sur ces sujets. Et n’oublions pas que, pour les organisations syndicales, plus les textes viseront les PME, plus elles pourront affirmer leur présence au sein d’entreprises où elles ne sont pas encore installées. 

Étienne Pujol : Le consensus s’est fait aussi bien au niveau des organisations syndicales, au moment de la conclusion de l’ANI, qu’au niveau des partis politiques, au moment des discussions et du vote de la loi. La réforme est passée assez facilement au Parlement. Il n’y a pas eu de recours devant le Conseil constitutionnel, ce qui est assez rare aujourd’hui.

Sophie Lebeau : La loi prévoit tout de même un nouveau dispositif qui s’apparente à de l’actionnariat salarié mais qui n’en est pas réellement un : c’est ce qu’on appelle le plan de partage de la valorisation de l’entreprise (PPVE). C’est un accord collectif dans lequel le salarié profite de la valorisation de l’entreprise au bout de trois ans, avec le versement d’une prime. Encore une fois, ce n’est pas de l’actionnariat salarié et ce mécanisme ne permettra pas d’atteindre l’objectif de 10 % de détention du capital par les salariés en 2030. Mais c’est, pour les entreprises de plus petite taille, une solution assez simple et qui prend moins de temps à mettre en place qu’un FCPE.

Il convient tout de même de déterminer le mode de valorisation de l’entreprise pendant la durée du plan. Pour une entreprise cotée, la démarche est simple puisqu’on se base sur la capitalisation boursière. Pour une société non cotée, les textes incitent à se baser sur un multiple de l’Ebitda.

Sébastien Delaunay : Je pense que les sociétés cotées n’utiliseront jamais ce dispositif de plan de partage de la valorisation de l’entreprise 

Sophie Lebeau : Certaines nous ont déjà posé la question. 

Valérie Attia : Mais ont-elles
vraiment le choix ?

Sébastien Delaunay : C’est un dispositif totalement optionnel.

Sophie Lebeau : Il est en effet totalement facultatif et procède d’un choix de l’entreprise. Il ne faut pas confondre cette possibilité avec une autre mesure de la loi imposée aux entreprises de plus de 50 salariés qui est l’obligation de négocier, avant le 30 juin, avec leurs délégués syndicaux, ce qu’est un bénéfice exceptionnel et comment elles vont en partager la valeur. Cela peut se faire via un supplément d’intéressement, un supplément de participation, de l’abondement ou une prime partage de la valeur.

Étienne Pujol : On attend les décrets d’application sur ces modalités de négociation.

Valérie Attia : Je comprends donc que l’entreprise n’est pas obligée d’ouvrir un dialogue social pour analyser la façon de répartir l’accroissement de sa valorisation, contrairement au cas de bénéfices exceptionnels.

François Perret : Depuis la loi Pacte, il y a une grande continuité dans le travail législatif, avec l’ajout de couches successives de défiscalisation, de simplification et de sécurisation des accords. Mais si on se met à la place des PME, la difficulté à se repérer face à cette multiplicité des outils pose question. L’arsenal mis en place est tout de même complexe et va s’agrémenter de subtilités en fonction de la taille de l’entreprise. La participation est obligatoire au-delà de 50 salariés. L’un des grands enjeux d’application de la nouvelle loi est de savoir comment aider les sociétés de 11 à 49 salariés pour choisir dans cet arsenal entre l’intéressement, la participation, l’abondement et la prime de partage de la valeur. J’ajoute, qu’en contrepoint de la continuité législative que j’évoquais, s’est ajoutée une rupture avec la loi sur le pouvoir d’achat en 2022. Face au grignotage du pouvoir d’achat par l’inflation, on a cru bon de pérenniser la prime exceptionnelle dite Macron pour la transformer en prime de partage de la valeur, au risque de lui donner un statut très différent des autres outils d’épargne salariale, car il s’agit bien avant tout d’un levier de pouvoir d’achat. La loi partage de la valeur a légèrement rectifié le tir en consentant la possibilité, pour ceux qui vont bénéficier de la prime, de l’intégrer à un plan d’épargne entreprise ou à un plan d’épargne retraite, tout en bénéficiant d’une exonération au niveau de l’impôt sur le revenu. Face à ce mille-feuille juridique, l’accompagnement opérationnel des entreprises sera nécessaire. Dans les sociétés de moins de 50 salariés, le dirigeant n’est bien souvent pas accompagné d’un directeur financier, ni d’un directeur des ressources humaines. Il faut donc s’interroger sur la capacité de pédagogie de son expert-comptable, et sur l’accompagnement des grands distributeurs de produits financiers et d’épargne salariale et retraite. Le nombre d’ entreprises concernées par la nouvelle obligation atteint presque 170 000 sur le territoire Français. Dont environ 80 % d’entre elles réunissent les conditions en termes de situation financière pour mettre en place un dispositif de partage de la valeur. Qui pour les accompagner ? De quelle manière ? Et comment éviter qu’elles se retrouvent totalement perdues face à cette multiplicité d’outils qui leur sont proposés ?

 

Prévoir des indicateurs

Étienne Pujol : Parmi ces différents outils pour les PME, il convient d’évoquer la liberté laissée, notamment sur l’intéressement, pour dresser des objectifs qualitatifs en complément des objectifs quantitatifs liés à l’Ebitda. Nos clients perçoivent de façon très positive cette possibilité d’asseoir leur intéressement sur l’accroissement de la performance de l’entreprise, mais également sur l’amélioration de certains ratios comme la diminution du taux d’accident du travail, l’amélioration de la productivité de certaines équipes, de la satisfaction client, etc. Sur l’intéressement, il me semble important de faire preuve de davantage de pédagogie pour que les entreprises prennent pied dans les mécanismes d’épargne salariale. 

Sophie Lebeau : C’était d’ailleurs l’une des mesures de l’ANI qui n’a pas été reprise dans la loi puisqu’il s’agit d’une incitation. Amundi publie chaque année plusieurs observatoires qui démontrent qu’une grande majorité d’entreprises voudrait intégrer dans ses accords d’intéressement un critère RSE, qu’il soit environnemental ou social. Toutes ne sont pas encore passées à l’œuvre, car elles sont confrontées à des problématiques de suivi et de KPI notamment.

Valérie Attia : Dans le dernier accord d’intéressement que nous avons signé, il y a quelques mois, nous avons inclus des éléments qualitatifs. Auparavant, les collaborateurs voulaient être intéressés sur l’Ebitda, comme nos actionnaires. Au bout de deux ans, ils ont souhaité que d’autres indicateurs soient pris en compte. Nous avons proposé un système qui, au-delà d’une certaine croissance de l’Ebitda, puisse également prendre en compte l’amélioration de notre score RSE, ainsi que le taux de fidélisation de nos clients. Je pense qu’il est important de choisir des indicateurs vertueux, positifs et qui ne vont pas donner lieu à des comportements déviants.

Sophie Lebeau : Des indicateurs variés existent pour les entreprises des secteurs industriels, comme la diminution de la production des gaz à effet de serre par exemple. Dans le monde des services, c’est un peu différent, mais il y en a pléthore aussi.

François Perret : Je constate également une montée en puissance des objectifs environnementaux dans le cadre de la planification écologique et de la neutralité carbone. Il me semble donc pertinent de retenir un indicateur synthétique autour des émissions carbone et le fait d’avoir réalisé un bilan de gaz à effet de serre, et d’avoir une vraie trajectoire environnementale, un plan d’action. On voit aussi poindre des sujets autour de la biodiversité, de l’économie circulaire, de la gestion de l’eau et des déchets. Ce peut être un bon moyen, fédératif, de se servir d’un outil de politique publique comme l’est l’épargne salariale au service de l’ambition de transformation écologique. Je regrette néanmoins qu’on ne soit pas allés au bout de l’état d’esprit qui présidait dans le cadre de l’ANI pour flécher des critères RSE, alors que de plus en plus d’entreprises souhaitent le faire sans savoir s’y prendre. Je souffle à l’oreille du gouvernement depuis plusieurs années, la possibilité de partir du stock de l’ensemble des accords d’épargne salariale disponibles au sein des autorités administratives locales pour construire des bases de données visant à mettre à disposition des entreprises tous les indicateurs qui existent – en les anonymisant bien sûr. 

Sophie Lebeau : Chez Amundi, nous avons recensé près de 250 indicateurs différents classés en trois catégories : l’environnemental, le social et la gouvernance pouvant être choisi comme critère / objectif dans les accords d’intéressement. Nombre d’entre eux permettent de retenir et de fidéliser les talents à travers les valeurs et les axes RSE propres à l’entreprise.

François Perret : C’est une très bonne chose. Ce travail permet d’aller vers un usage des indicateurs plus important en entreprise. Il me semble en revanche regrettable que les critères d’intéressement et de partage de la valeur soient très peu représentés dans les certifications d’entreprise. 

Si des normes invitent à être plus vertueux sur le plan de la RSE, on retrouve trop peu d’indicateurs de partage de la valeur. Ce partage de la valeur est très faiblement représenté dans les organismes de normalisation, contrairement aux sujets tels que le carbone, la biodiversité ou encore les sujets sociaux. Nous devons fournir un effort pour le rendre un peu plus présent. 

Philippe Vivien : Mais comment communiquer sur ces indicateurs et faire en sorte que les uns et les autres les intègrent dans leur travail ?

Valérie Attia : Lorsqu’un critère devient un critère jouant sur l’intéressement, il convient que chaque collaborateur se demande comment, dans son travail quotidien, il lui est possible de contribuer à son amélioration. Ce critère peut être lié à la consommation d’eau, au CO2, à la gouvernance, à l’équilibre homme/femme, au recrutement et à la fidélisation des collaborateurs ou encore des clients. Les managers peuvent agir sur un certain nombre de critères, comme l’innovation, le recrutement et la rétention des talents. Soulignons que plus le nombre de critères est élevé, plus il sera nécessaire de bien les différencier, les expliquer, et de communiquer régulièrement sur les résultats.

Sophie Lebeau : Ce nombre dépend du secteur de l’entreprise.

Valérie Attia : Effectivement, il sera plus élevé dans les sociétés de services, notamment digitaux, ou encore dans le commerce.

 

Une communication nécessaire à l’égard des salariés

Sébastien Delaunay : Lorsqu’un groupe ouvre son capital ou effectue une opération d’actionnariat salarié, il prépare nécessairement une communication destinée à ses salariés. Elle est d’ailleurs clé pour présenter le dispositif et pour le succès de l’opération. Sont évoqués les aspects techniques du FCPE et son fonctionnement, les aspects fiscaux et financiers, mais aussi la vie de l’entreprise. Une opération d’actionnariat salarié est un moment important et un puissant vecteur de communication de l’entreprise envers tous les salariés, sur ses projets de développement, sa politique sociale, et de plus en plus sa politique RSE. À cet égard, il est à mon sens regrettable que les entreprises soient trop contraintes dans leurs choix de communication envers les salariés. Réglementairement, les FCPE d’actionnariat salarié relèvent de la catégorie, très large, des fonds d’épargne salariale qui sont visés par la recommandation AMF 2020-03 relative aux « informations à fournir par les placements collectifs intégrant des approches extra-financières ». À ce titre, le régulateur peut demander aux entreprises de ne pas intégrer de mentions relatives à sa politique RSE dans les supports de communication préparés dans le cadre d’une opération d’actionnariat salarié. Il est évident qu’un FCPE d’actionnariat salarié n’est pas un dispositif de placement collectif comme les autres. L’entreprise doit être libre de communiquer envers ses salariés sur les points clés de sa stratégie, de sa politique sociale ou RSE, tout en respectant bien entendu un principe de tempérance dans l’opportunité financière d’investissement qui est offerte aux salariés et mentionner clairement les risques associés. 

La même analyse peut être faite au sujet de la documentation « réglementaire » relative aux FCPE et l’application depuis début 2023 du règlement UE « PRIIPs » qui uniformise le document appelé « document d’informations clés ». Le nouveau format imposé est tout à fait inadapté à un FCPE d’actionnariat salarié dont l’unique actif est l’action de l’entreprise. 

Même si une solution est en voie d’être trouvée avec une nouvelle directive en cours d’élaboration, la directive AIFM (Alternative Investment Fund Manager) a également engendré de nombreuses difficultés lors de sa transposition, pour l’utilisation des FCPE d’actionnariat salarié dans certains pays de l’UE.  Souhaitons une évolution dans le bon sens. 

Il convient à mon sens de sanctuariser le FCPE de l’actionnariat salarié. Ce n’est pas un produit financier, loin de là. C’est un dispositif d’investissement en titres de l’entreprise, dans l’entreprise et pour partager la valeur de l’entreprise. Investir dans son entreprise ne relève pas d’une démarche exclusivement financière. L’entreprise doit donc pouvoir assez librement mettre en avant sa politique RSE par exemple. 

Valérie Attia : La position de l’AMF est étonnante, car la politique sociale ou environnementale relève de la stratégie de développement de l’entreprise, et a de vraies vertus.

Étienne Pujol : C’est la première fois, à ma connaissance, que l’AMF adopte une telle position. 

Valérie Attia : Elle estime probablement que cette communication biaise le jugement des collaborateurs et les incite à investir en occultant d’autres critères de risque de l’entreprise.

Sébastien Delaunay : En revanche, il faut souligner que l’AMF a agréé, au moins deux fois récemment, des FCPE d’actionnariat salarié intégrant une composante RSE en ce sens que les émetteurs concernés s’engageaient à utiliser une partie des sommes investies par les salariés dans le financement de projets green. Cela peut sembler paradoxal : d’un côté, l’AMF permet l’utilisation de ce type de dispositif intégrant une composante RSE, mais peut restreindre, d’un autre côté, la communication sur la politique RSE d’une entreprise.  

Philippe Vivien : Le vrai sujet est de savoir comment faire redescendre, dans la vie quotidienne des salariés, l’ensemble de ces critères. Il faut qu’ils soient simples et compréhensibles. Le risque est de ne pas parler de ce sujet pendant un an et de se réveiller au dernier moment, en donnant les chiffres mal connus par les salariés. Ceux-ci doivent comprendre que leur contribution quotidienne a un impact monétaire sur la performance de l’entreprise et leur propre situation.

Valérie Attia : Cela fait partie de l’engagement du management que de les entraîner. Si de bons critères sont adoptés, les collaborateurs se sentent concernés, et il faut régulièrement communiquer sur les résultats.

Sébastien Delaunay : Généralement, les opérations d’actionnariat salarié n’ont pas de visée capitalistique. Lorsqu’une entreprise ouvre son actionnariat à ses salariés, elle est vraiment dans une démarche de partage de la valeur et de la croissance. Ce n’est pas pour lever des fonds. 

Valérie Attia : Cet argument de partage de valeur vaut pour les plus petites entreprises. Moins pour les grands groupes, qui vont investir les fonds collectés auprès des collaborateurs.

Étienne Pujol : Ce que vous touchez du doigt est la difficulté de conciliation de l’aspect politique/RH et de la communication interne au sein de son entreprise pour développer le taux d’engagement, la baisse de la rotation et la fidélisation à moyen terme des collaborateurs. Ces outils doivent être adoptés en faisant preuve de beaucoup de pédagogie et de communication interne. 

 

Une indispensable clarification des dispositifs

François Perret : Sur le plan microéconomique, les outils de partage de la valeur sont au service de la différenciation de l’entreprise dans un contexte où il y a toujours des difficultés de recrutement et de fidélisation des collaborateurs. Au niveau macroéconomique, le sujet a bénéficié d’un portage politique comme on n’avait jamais eu depuis l’époque gaulliste. C’est une bonne chose, mais le soufflé risque de retomber. Il convient de faire attention à la manière de maintenir le sujet à flot. Celui-ci devrait être évoqué chaque semaine et non pas une seule dans l’année dans le cadre de la « Semaine de l’épargne salariale ». Si l’on veut vraiment que ces outils aient du poids et aident les Français à préparer leurs avenir et retraite, mais aussi qu’ils puissent s’en servir dans les moments importants de leur vie, il faut se donner une ambition politique. Or, je trouve qu’elle n’a pas été clairement définie dans la loi partage de la valeur. Quel objectif visons-nous ? Passer de 180 Mds€ d’encours à 300 Mds d’ici trois ans serait, par exemple, une étape.Il est certain que le sujet n’est pas le même entre les grandes entreprises et les PME. Le taux de couverture de ces outils est excellent dans les entreprises de plus de 1000 salariés, donc les difficultés portent surtout sur les PME et a fortiori les entreprises composées de moins de 50 salariés. Mais il ne faut pas déployer les mêmes outils dans une entreprise composée de 250 salariés que dans une de 80 et de 10 par exemple. C’est pourquoi je pense que le législateur a fait l’impasse sur une question importante qui est celle des entreprises de moins de 11 salariés, où le statut du dirigeant se confond parfois avec celui de l’actionnaire. Il n’est pas simple d’imaginer les dispositifs d’intéressement et de participation dans ce contexte précis.Un effort de rationalisation devrait donc être effectué. On pourrait imaginer que, dans les sociétés composées de moins de 11 salariés, un outil de prime de partage de la valeur soit dédié. Dans celles de 11 à 50, on serait plutôt dans la logique de favoriser l’intéressement dans toute sa richesse et son étendue, notamment sur les critères de performance extra-financiers. Et qu’il y ait, dans les entreprises de plus de 50 salariés, l’ensemble de l’arsenal mis à disposition. Non seulement avec de la performance financière autour de la participation existante, mais aussi de l’extra-financier pour développer l’environnemental et le sociétal. Cette rationalisation est nécessaire si l’on veut mettre de la visibilité dans le système et que les entreprises s’en servent. 

Sophie Lebeau : Une particularité porte sur la prime de partage de la valeur. Aujourd’hui, le chef d’entreprise et les mandataires sociaux n’y sont pas éligibles contrairement aux autres dispositifs d’épargne salariale (intéressement, participation…).

Valérie Attia : Tous les statuts existent. Parfois, ils sont salariés, parfois non. Cela ne peut pas être un frein. 

Philippe Vivien : On en revient à la segmentation du droit social. La prime de partage de la valeur relève le plus souvent de la décision unilatérale, même dans les grandes entreprises. Dans les entreprises composées de plus de 10 salariés, les discussions, négociations et concertations s’engagent naturellement. Le vrai sujet que vous soulevez, c’est la multiplicité des outils. Mais même si des erreurs sont commises, celles-ci ne seront jamais dramatiques. Aucune décision ne paraît optimale cinq ans après avoir été prise. Mais in fine, cela n’a que peu d’impacts pour le salarié. On ne commettra jamais d’erreur en instaurant de l’intéressement ou de la participation dans l’entreprise. Le risque est d’avoir choisi un mauvais critère, ou d’avoir mis en place une prime de partage de la valeur qui n’est pas faite pour l’épargne – c’est du pouvoir d’achat. Son sens a été détourné et c’est dangereux en créant de la confusion. Interrogeons-nous sur les finalités de chaque outil : est-il fait pour consommer ou épargner ? Pour aider les entreprises à se développer ? En se posant ces questions, il est facile d’expliquer le sens d’un outil aux salariés. 

Sophie Lebeau : Si l’on résume de manière cartésienne l’utilisation de ces outils, la participation consiste à profiter des fruits de la croissance de l’entreprise, c’est-à-dire des résultats générés. L’intéressement est le fait d’intéresser les salariés à la réussite de certains critères qualitatifs ou quantitatifs. Ce qui est nouveau, c’est cette prime partage de la valeur qui n’est ni de l’intéressement, ni de la participation. Pour autant, c’est une nouvelle source d’alimentation de l’épargne salariale et retraite dès 2024.  

François Perret : L’effet de neutralisation est déjà attesté dans les statistiques. Le total des montants distribués au titre de la prime de partage de la valeur, au second semestre 2022, s’élève déjà au niveau de l’addition de l’intéressement et de la participation levés en 2022 – je parle en année pleine. Par ailleurs, si l’on ne se dirige pas vers des simplifications, les gens ne sauront pas par quoi commencer s’ils veulent avoir recours à ces outils. D’une certaine manière, la liberté est aussi la pire des solutions en cas de méconnaissance des dispositifs. Aujourd’hui, il règne encore une confusion dans ce que sont l’intéressement, la participation et la prime du partage de la valeur. Je suis entièrement d’accord avec l’objectif consistant à bien définir la finalité propre à chaque outil. Il faut recentrer le débat sur ce que l’on veut en faire. Soutenir le pouvoir d’achat immédiat ? Développer l’épargne à moyen long terme et préparer l’avenir des Français ? Si l’on veut développer l’actionnariat salarié, il faut veiller, au-delà des démarches de simplification, à ce que l’augmentation des salaires soit proportionnée. Or, encore en 2022 et 2023, les salaires n’ont pas augmenté autant que l’inflation. Ce n’est pas qu’un effet conjoncturel. Dans mon livre, « Non, votre salaire n’est pas l’ennemi de l’emploi ! »1, je rappelle, qu’en France, les salaires réels en moyenne ont augmenté d’un point seulement par an depuis 2014. Cette augmentation trop faible est un problème structurel de l’économie française, qui ne dégage plus assez de gains de productivité. Ce sujet des salaires est à surveiller de près, sinon les détracteurs de l’épargne salariale argueront toujours que l’intéressement et la participation ont été développés au détriment de l’augmentation salariale. Il convient en outre de veiller à l’équilibre entre les différents outils d’épargne salariale pour que la prime de partage de la valeur, qui est initialement un instrument de pouvoir d’achat, ne vienne pas cannibaliser l’intéressement et la participation. 

Étienne Pujol : N’oublions pas les aspects fiscaux et sociaux de ces mécanismes multiples, qui sont aussi un mille-feuille assez complexe en termes de lisibilité.  

Sophie Lebeau : Oui. Il y a par exemple une distinction à effectuer : si l’entreprise est composée de plus ou de moins de 50 salariés, ses membres ne seront pas exposés fiscalement et socialement de la même manière à partir de 2024 quand une prime de partage de la valeur sera versée. Et dans les entreprises de moins de 50 salariés, il y a aussi une différence de traitement entre ceux qui gagnent plus ou moins de trois fois le Smic.

En 2022, 4,4 Mds€ ont été versés au titre de la prime partage de la valeur. Elle est presque considérée comme un acquis dans certaines entreprises depuis son apparition (lors de la crise des gilets jaunes). En 2024, la fiscalité change (pour les entreprises de plus de 50 salariés essentiellement). Nous pourrons l’épargner dans le plan d’épargne entreprise ou le plan d’épargne retraite en contrepartie d’une exonération d’impôt sur le revenu.

François Perret : Si cette prime s’insère dans une loi relevant du pouvoir d’achat, les citoyens la comprennent comme étant un soutien immédiat à la consommation. Nous avons pourtant alerté le Parlement, mais en vain. De la même manière, la pérennisation des exonérations de l’utilisation sociale liée à la prime de partage de la valeur, jusqu’en 2026, n’est pas non plus un cadeau pour tous ceux qui croient, comme moi, à la supériorité de l’intéressement et la participation, comme mode privilégié de partage du profit.

 

1. Dunod, octobre 2022

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