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Activisme actionnarial : les enjeux juridiques, financiers et réputationnels

Après un recul des campagnes activistes en 2024, notamment en France, les entreprises anticipent une remontée de la pression en 2025. Jérôme Brosset avocat en droit boursier, fusions-acquisitions, gouvernance et droit des sociétés cotées et Marie Danis, avocate en contentieux d’affaires et arbitrage international, tous deux associés au sein du cabinet August Debouzy, décryptent les tendances du marché et livrent leurs conseils pour y faire face sereinement.

Les fonds activistes ont été moins présents en Europe en 2024. Selon la banque Lazard, seulement 62 campagnes ont été lancées l’année dernière sur le continent, dont 16 % en France. Pourquoi les groupes français semblent-ils avoir été relativement épargnés ?

Jérôme Brosset : Les statistiques sur les campagnes d’activisme se réfèrent aux campagnes rendues publiques. Or, une part significative de l’activisme actionnarial au sens large et des échanges entre les fonds et les entreprises restent confidentiels, en dépit d’une tendance croissante à la publicisation plus rapide qu’auparavant des initiatives. Ainsi, le nombre de campagnes visibles ne reflète pas nécessairement l’ampleur réelle de l’activisme actionnarial, lequel est d’ailleurs difficile à distinguer parfois du dialogue actionnarial classique. Cela étant, il est vrai que l’on a observé une relative accalmie en France et plus largement en Europe en 2024, notamment à partir du second semestre. Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. D’abord, l’environnement géopolitique incertain a pu jouer un rôle, même s’il est difficile d’en mesurer précisément l’impact. Ensuite, le niveau relativement élevé des taux d’intérêt a conduit sans doute certains fonds, notamment anglo-saxons, à privilégier d’autres zones géographiques comme l’Asie ou les États-Unis, considérées comme plus attractives.

La France se place désormais en troisième position derrière le Royaume-Uni et l’Allemagne en termes de nombre de campagnes. Elle se distingue par plusieurs spécificités structurelles. D’abord la présence d’actionnaires majoritaires ou de références solides dans un grand nombre d’entreprises cotées. Les sociétés cotées même parmi les plus importantes disposent souvent d’une base actionnariale stable qui les rend moins vulnérables aux campagnes activistes. Par ailleurs, le mécanisme des droits de vote doubles, instauré par la loi Florange, tend à stabiliser le pouvoir au sein des entreprises, en renforçant la position des actionnaires de long terme.

Marie Danis : Il faut également souligner les efforts notables accomplis par les sociétés françaises en matière de gouvernance et d’engagement actionnarial. Cela réduit mécaniquement les angles d’attaque des fonds activistes, qui trouvent moins de leviers pour appuyer leurs revendications. Les sujets traditionnellement ciblés par l’activisme restent cependant présents : rééquilibrage des pouvoirs au sein du conseil d’administration, exigences d’indépendance, revendication d’une représentation dans les organes de gouvernance… Les activistes sont également susceptibles de critiquer la stratégie des groupes, notamment lorsqu’une décote de holding est jugée excessive, ou pour réclamer une scission d’activités ou la cession d’unités moins performantes. D’autres privilégient une logique d’activisme ESG, un phénomène en progression ces dernières années, bien qu’il ne faille pas en surestimer l’ampleur. On pense notamment à certaines campagnes touchant au bien-être animal dont des acteurs du luxe ont été la cible. On observe cependant un mouvement en sens inverse désormais : des pressions d’actionnaires critiquant des sociétés pour avoir investi de manière excessive dans les critères ESG au détriment de la création de valeur actionnariale (par exemple, la campagne du fonds Bluebell Capital Partners contre Danone en 2024).

Une grande majorité des entreprises européennes disent attendre une augmentation des campagnes activistes en 2025 en Europe. Comment expliquez-vous cette crainte ?

Jérôme Brosset : On peut raisonnablement s’attendre
en effet à une hausse des campagnes activistes ciblant
les sociétés européennes en 2025. Plusieurs facteurs lourds peuvent expliquer l’anticipation de tendance à la hausse
de cette pression, même s’il peut y avoir quelques moments d’accalmie. Tout d’abord, l’activisme actionnarial est le fruit de fonds très divers avec progression de nouveaux intervenants poursuivant des objectifs variés. Mais globalement, ils sont de plus en plus sophistiqués et au fait des pratiques et outils à leur disposition et ont déjà pour beaucoup de nombreuses campagnes à leur actif. Les outils numériques leur permettent d’engager des campagnes moins coûteuses (par exemple, les campagnes de name and shame), rapidement visibles et gagnant en impact.

Le cadre réglementaire européen complet et son évolution, par les obligations de transparence, notamment extra-financières, qu’il impose aux sociétés, offre de nombreux leviers juridiques pour les fonds souhaitant engager des actions ciblées. À cet égard, on peut anticiper une montée en puissance des contentieux initiés par des actionnaires reprochant aux émetteurs une communication verte trompeuse. Enfin, de façon générale il est assez naturel que dans un environnement incertain et instable, les équipes de direction des sociétés européennes se sentent exposées à des demandes accrues (parfois contradictoires) d’actionnaires challengeant leur stratégie, leur capacité d’adaptation, leur capacité à créer de la valeur ou la réalité de leurs engagements ESG.

Comment les conseils d’administration doivent-ils réagir en cas de prise de contact d’un fonds activiste ?

Jérôme Brosset : Il n’existe évidemment pas de réponse unique. Celle-ci doit être appréciée au regard des caractéristiques du fonds, de ses demandes (dialogue actionnarial constructif ou critiques agressives), de la société et de ses forces et faiblesses. Cependant, l’absence de prise en compte ou le silence doivent être a priori écartés. La première étape consiste à rencontrer l’actionnaire concerné, à écouter ses demandes, ses critiques, voire ses propositions. Cet échange peut être l’occasion de procéder à une forme d’autocritique et, le cas échéant, de réinterroger la stratégie de l’entreprise. Il s’agit d’un processus de maturité et de lucidité. L’objectif est, avant tout, de ne pas réagir publiquement. Il est crucial d’observer une certaine réserve. La communication doit être maîtrisée et unifiée.

Sur le plan organisationnel, il est recommandé de constituer un comité ad hoc, réunissant les figures clés de l’entreprise : le CEO, le président du conseil, le directeur financier, le responsable de la communication investisseurs, le general counsel et les conseils extérieurs, notamment les avocats et une agence de communication. Il convient bien sûr de désigner un point de contact unique. Ce rôle peut être assuré par le responsable de la communication financière ou, si la nature de la demande est plus institutionnelle ou liée à la gouvernance, par l’administrateur référent.

Marie Danis : Précisons que les campagnes activistes peuvent varier fortement dans leur degré d’agressivité. Certaines sont relativement mesurées, d’autres beaucoup plus offensives. D’où l’importance, pour les entreprises, de se doter en amont d’un plan de défense clair, impliquant les acteurs clés de l’organisation. Une sorte de guide de conduite en cas de déclenchement d’une campagne activiste virulente.

Jérôme Brosset : Les grandes entreprises cotées, en général, sont désormais bien préparées. En revanche, les sociétés de taille intermédiaire présentent une préparation plus hétérogène. Certaines n’ont pas encore formalisé de dispositifs de réponse, alors même qu’elles deviennent des cibles potentielles. Enfin, un cas particulier mérite d’être mentionné : celui des vendeurs à découvert. Si l’on considère qu’ils peuvent, dans certains cas, s’apparenter à des activistes, leur logique est toutefois différente. Leur objectif n’est pas d’entrer en dialogue avec la société, mais de tirer profit d’une baisse du cours de l’action. La stratégie n’est donc pas la même, et la réponse de l’entreprise doit être adaptée en conséquence.

Le dossier Vivendi a marqué récemment les esprits avec l’arrêt de la cour d’appel qui a annulé la décision de l’AMF de novembre 2024. Est-ce que cette décision judiciaire serait de nature à renforcer la volonté des fonds d’agir en justice ?

Marie Danis : En annulant la décision de l’AMF pour insuffisance de motivation, la cour d’appel de Paris a créé un précédent marquant dans le dossier Vivendi. Cette décision ouvre un nouveau champ des possibles sur la qualification de la notion de contrôle. L’arrêt d’appel a bien sûr été très commenté et pourrait ouvrir la voie à d’autres actions judiciaires, alors que les activistes ont connu jusqu’à présent peu de succès devant les tribunaux judiciaires français. Je rappelle en effet la condamnation de CIAM, dans la même affaire mais en référé, à verser 100 000 € d’article 700 à Vivendi lorsqu’il a demandé en justice l’ajournement de l’assemblée générale du 9 décembre 2024.

Cela dit, la volonté d’opérer une « déconglomération » de Vivendi est une situation très particulière qui ne peut amener à généraliser, même s’il est possible que cette décision ouvre l’appétit de certains acteurs, en leur montrant que la voie contentieuse peut porter ses fruits.

Laura Dray

Gouvernance

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